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SOCIÉTÉ
DES
ANCIENS TEXTES FRANÇAIS
ŒUVRES
DE
GUILLAUME DE MACHAUT
TOME PREMIER
Le Puy, imp. Marohessou. — Peyrillcr, Rouchoii et Gamon, successeurs.
OEUVRES
DE
GUILLAUME DE MACHAUT
PUBLIEES PAR
Ernest HŒPFFNER
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE DE FIRMIN-DIDOT ET O^
RUE JACOB, 56 M DCCCCVIII
ça
Publication proposée à la Société le 3o mai 1906.
Approuvée par le Conseil dans sa séance du 14 décembre 1906,
sur le rapport d'une Commission composée de MM. Meyer, Raynaud
et Thomas.
Commissaire responsable : M. G. Raynaud.
INTRODUCTION
TRAVAUX RELATIFS A GUILLAUME DE MACHAUT
L'avènement des Valois, en 1828, ouvre une nou- velle phase dans l'histoire de la littérature française, « longue période de transition qui va du vrai moyen âge à la Renaissance ^ ». Le premier nom marquant qui se présente ici est celui du poète Guillaume de Machaut. Son œuvre exerce une influence puis- sante et durable sur le développement littéraire du xiv^ siècle. Poète lyrique, il fait triompher, s'il ne les crée pas lui-même, les genres à formes fixes, la ballade, le chant royal, le virelai, le rondeau et le lai, qui, avec quelques variations et certaines modifications, régne- ront jusqu'au xvi« siècle. C'est donc lui qui inaugure véritablement ce nouvel art lyrique, tout différent de la production poétique des siècles précédents. Musi- cien et compositeur, il introduit des changements non
t. G. Paris, La littérature française au moyen âge (1890)»
p. m.
Tome L <2i
II INTRODUCTION
moins considérables dans la musique dont il accom- pagne une partie de ses poésies. Dans ses œuvres de longue haleine, dans les dits^ poèmes didactiques et narratifs, il subit, il est vrai, comme tous ses contem- porains, l'influence profonde du Roman de la Rose : il lui emprunte le cadre de ses fictions ; il se sert des éléments allégoriques dont avaient usé Guillaume de Lorris et Jean de Meun; comme ce dernier surtout, il
•^ aime à faire montre d'une érudition aussi vaste que superficielle; et enfin, il reprend encore pour son compte les principaux sujets mis à la mode par ses illustres devanciers. Mais, s'il lui a été impos- sible de se soustraire complètement à la domination que le Roman de la Rose exerça sur toute cette époque, il a cependant réussi à se créer une certaine originalité qui lui appartient en propre et qu'il ne tient que de lui-même, en ce qu'il a mêlé à la fiction abstraite et
Ai générale des éléments tout personnels et individuels. Pas un seul parmi ses dits où il ne joue lui-même un rôle ; même dans le Confort d'ami, où il prodigue ses conseils et ses consolations au roi Charles II de Na- varre, même dans la Prise d' Alexandrie', chronique rimée qui raconte la vie de Pierre l^^ de Lusignan, roi de Chypre, il trouve moyen de nous entretenir de sa propre personne et de donner quelques détails biogra- phiques sur lui-même. Dans ses premières œuvres, la tendance à se mettre en scène est encore peu marquée : le poète se montre déjà en personne, mais son rôle est modeste et effacé. A mesure que son
^ renom s'établit plus solidement et qu'en raison de ses succès littéraires le sentiment de sa propre valeur
Î4 Le poème est appelé dans tous les manuscrits Prise d'Alixandre.
INTRODUCTION IH
s'affirme en lui, il devient plus hardi et s'attribue le premier rôle dans les récits qu'il nous conte. Pres- que aussitôt, on voit Froissart le suivre dans cette voie' ; peu après lui, Eustache Deschamps qui se proclame son disciple % produit des poésies toutes per- sonnelles et subjectives, et les poètes et auteurs du xve siècle, Christine de Pisan en tête ', écrivent dans ce qu'on peut appeler sa manière. Ils lui empruntent encore certain genre littéraire, dont Machaut est le véri- table créateur : ce sont les w débats » ou « jugements d'amour », qui sont en quelque sorte le prolongement et le développement de l'ancien « jeu parti », où le poète seul, dans des pièces d'une certaine étendue empruntant les formes des « dits », expose, tant au moyen de person- nages fictifs que par sa propre bouche, les deux aspects d'une question, tranchée finalement par le jugement d'un tiers. Ce genre eut une vogue considérable, si bien que les auteurs contemporains autant que les poètes postérieurs du xv« siècle s'empressèrent de l'imiter de leur mieux.
On n'hésita pas, d'ailleurs, à reconnaître en Guil- laume de Machaut comme un chef d'école, un maître, et on lui donna, pendant plus d'un siècle, sa place
1. Certains détails du Dit doii bleu chevalier ou du Traittié de la pj'ison amoureuse, détails absolument extérieurs, sont déjà suffisants pour démontrer l'influence directe que Machaut a exercée sur Froissart, quoique celui-ci ne Tait avoué nulle part; ce fait ressortira mieux encore d'une étude plus appro- fondie que nous nous réservons de faire paraître plus tard. Notons aussi que toute la production lyrique de Froissart adopte les formes consacrées par Guillaume.
2. Œuvres complètes, III, 259 (N. 447, v. 5) : « Machaut. . . qui m'a nourry et fait maintes douçours. »
3. i^omawia» XXIII (1894), 581-586,
IV INTRODUCTION
parmi les meilleurs poètes et musiciens de l'époque. Gillon le Muisit, dans ses Méditations^ nomme parmi ceux qui a or sont vivant biaus dis faisant», en pre- mière ligne « de Machau le boin Willaume », en ajou- tant que « si fait(= poésies) redolent si que bausme * ». Eustache Deschamps, énumérant les grands hommes de sa province natale, la Champagne, cite « Vittry, Machault, de haulte emprise, poètes que Musique ot chier ^ ». Il consacre deux ballades à « la mort Machaut, le noble rethorique » qui était la « fleur des fleurs de toute mélodie », le « très doulz maistre qui tant fu adrois », le « mondain dieu d'armonie », et qui « com- plains sera de princes et de roys », car « sa chanterie a moult pleii aus grans seigneurs, a dames et bour- gois ^ ». Ceci, il l'avait déjà proclamé du vivant même du maître. Il vient de remettre à Louis de Maie, comte de Flandre, au nom de l'auteur un exemplaire du Voir Dit, et c'est sous l'impression immédiate de l'accueil fait à l'ouvrage, qu'il envoie à Guillaume ces lignes :
Tous voz faiz moult honourablement
Chascuns reçoit en maint pais estrange,
Et si n'y a nul, a mon jugement.
Qui en die fors qu'a vostre louenge.
Les grans seigneurs, Guillaume, vous ont chier,
En voz choses prennent esbatement S
1. Édit. Kervyn de Lettenhove, I {1882), 88. La pièce est de t35o; Machaut avait alors produit quelques-unes de ses meil^ leures œuvres et jouissait déjà sans doute d'une réputation con- sidérable.
2i Œuvres complètes, \'Ul, 178 (Bail. 1474).
3. Loc. cit.^ I, 243-46 (Bail. i23 et 124).
4. Loc, cit., I, 249 (Bail. 127). Ces vers sont postérieurs à l'année 1364 où Machaut termina son poème. Datent-ils réelle- ment, comme le veut M. Gaston Raynaud (7friV.,XI, 22 et 224) de
INTRODUCTION V
L*éloge de Deschamps, disciple et peut-être neveu de Machaut, pourra paraître suspect. Mais d'autres, témoignages viennent s'y ajouter auxquels on peut, nous semble-t-il, hardiment se fier. Une courte pièce latine, écrite environ au milieu du xiV siècle, dont l'auteur est inconnu, cite parmi les musiciens de l'époque de Macliau Guillelmo \ L'auteur anonyme des Règles de seconde rhétorique^ faisant précéder son traité de versification de quelques brèves notices sur ceux qu'il considère comme les meilleurs auteurs depuis Guillaume de Lorris, mentionne après Phi- lippe de Vitry « maistre Guillaume de Machault, le grant rethorique de nouvelle fourme, qui commencha toutes tailles nouvelles, et les parfais lays d'amours * ». Martin Le Franc, dans le Livre du Champion des dames, cite « Machaut, grant rhethorique », dont « les facteurs amoureux lamentent » la mort, avec Froissart, Christine de Pisan, Alain Chartier et d'autres \ Achille Caulier accorde à « Machaut, poethe renommé » une place dans son Ospital d'amour à côté d'Alain Chartier, de Boccace et de Pétrarque *. Le
l'année iSyS, ce qui les placerait deux ans avant la mort de Guillaume et onze ans après la rédaction du Voir Dit? Nous n'osons l'affirmer trop catégoriquement. La question, d'ailleurs, dans ce cas particulier, est sans importance.
1 . Voy. la notice de P. Meyer dans le Bulletin de la Société des anciens textes franc., XXXIV (1908), 46 ss.
2. E. Langlois, Recueil des arts de seconde rhétorique {ïgo3)y p. 12, L'ouvrage a été écrit entre 141 r et 1432.
3. Voy. G. Paris, Romania, XVI (1887), 415. La pièce fut ter- minée vers 1442.
4. Edit. des Œuvres du Roi René par le comte de Quatrebarbe (1846), p. 128. Sur l'attribution de ce poème à Achille Caulier, voy. A. Piaget, dans la Romania, XXXIV (igon), 563-564.
VI INTRODUCTION
poème étant daté de l'année 1457, on trouve donc encore vivants le souvenir et le renom de Guillaume quatre-vingts ans après sa mort. Pour le moyen âge où les gloires littéraires sombrent si rapidement, c'est une longue survivance.
Mais il ressort clairement des vers donnés dans ce dernier ouvrage comme épitaphe de la tombe de Machaut *, que, si le nom du poète et le titre de l'un de ses plus célèbres poèmes sont encore connus, ses œuvres ne sont plus lues et que la tradition seule a conservé son souvenir de grand poète et d'amant malheureux. Par contre, dans les œuvres des poètes antérieurs on trouve bien des traces d'une connais- sance sérieuse des pièces de notre auteur. Frois- sart, nous l'avons dit, l'a imité, sans toutefois le nommer. Eustache Deschamps lui doit beaucoup. La preuve la plus sûre en est que, dans VArt dedictier, les rondeaux donnés comme modèles du genre, sont em- pruntés à l'œuvre de Machaut. Christine de Pisan reprend dans le Dit de Poissy le débat soulevé tout d'abord par Guillaume dans le Jugement dou Roy de Behaingne, tandis que son Livre des vrais amans « pré- sente plus d'une ressemblance avec le Voir Dit de Guil- laume ^ » ; mais, non plus que Froissart, elle n'indique
1. J'eus le renom
D'estre fort embrasé de penser amoureux
Pour l'amour d'une Voir, dont pas ne fus heureux
Ma vie, seulement tant que la peusse voir ». {loc. cit.)
L'auteur fait évidemment allusion au Voir Dit ; mais en commet- tant la singulière méprise de prendre l'adjectif Voir pour le nom de la dame du poète, il prouve bien qu'il ne connaissait du poème que le titre.
2. Annie Reese Pugh, Romania, XXIII (1894), 586.
^
INTRODUCTION VII
la source de son inspiration. Oton de Granson, dans son Lai de désir en complainte^ invoque directement l'autorité' du vieux maître :
Maistre Guillaume de Machault
Dit bien que revengier n'y vault, etc. ',
et dans une Complainte de Van nouvel il reproduit une situation imaginée par Machaut dans la Fontaine amou- reuse,dont Froissart s'était déjà inspiré dans IcDit dou bleu chevalier. Martin le Franc déclare qu'il n'est pas d'accord avec Machaut sur la décision du débat qui fait l'objet du Jugement dou Roy de Behaingne : « Je ne m'accorde au jugement Machaut ' ». On trouve encore une mention de notre poète dans le Débat du Reveille matin d'Alain Chartier qui lui emprunte éga- lement le cadre et le fond du Livre des quatre dames ^ Les œuvres de Guillaume étaient connues même au delà du domaine de la langue française. Chaucer^ le grand poète anglais, s'est inspiré du Dit de la Fon- taine amoureuse pour son Boke of the Duchesse et a fait des emprunts encore à d'autres poèmes de Ma- chaut *. Sa vogue dans les pays catalans est déjà attestée en 1367 par la mention d'un manuscrit « Méchant ô
1. Édit. Schirer (igo5), p. Sy. L'éditeur, de même que M. Pia- get [Romania, XIX, 424 et 426), trompé par le manuscrit, a vu deux lais là où il n'y en a qu'un seul. Ce n'est qu'en réu- nissant les deux pièces qu'on obtient le nombre réglementaire de douze strophes, dont la dernière est pareille à la première, sui- vant la théorie du lai.
2. G. Paris, Romania, XVI, 409.
3. A. Piaget, Romania, XXI, 616-617; G. Paris, Villon, p. 93.
4. Sandras, j&7«<ie sw Chaucer (iSSg), p. 75 ss.; 89-95; ter> Brink, Chaucer-Sttidien, I (1870), 7-1 1.
VIII INTRODUCTION
Mechaud », et par un billet de la reine Yolande (du i8 juin 1389) qui remercie son cousin, le comte de Foix, de Tenvoi d'un « libre molt bell é bo de Guillem Maixant ' ». En 1449, le marquis de Santillane, dans sa fameuse lettre au « Condestable de Portugal »,cite le poète parmi les cinq grands auteurs français en compa- gnie de Guillaume de Lorris, Jean de Meun, Oton de Granson et Alain Chartier \ En Italie, Ugolino d'Orvieto, aux environs de 1400, fait son éloge en tant que musicien et chef d'école ^ et ce témoignage est confirmé par des manuscrits italiens qui contiennent en effet des compositions musicales du maître française Quant à ses poésies, elles ne pouvaient dans la Pénin- sule soutenir la comparaison avec celles des grands poètes contemporains comme Pétrarque et Boccace. Dans la seconde moitié du xv* siècle, Machaut est oublié. Après le roi René qui ne paraît déjà plus con-
1 . Morel-Fatio, Remania, XXII, 275-76.
2. Obj-as (publ. par A. de los Rios, i852), p. 9 : « ... Michaute escriviô asymesmo un grand libro de baladas, canciones, ron- deles, lays, virolays, é asonô muchos dellos ». Cela répond bien à Machaut, malgré la forme « Michaute » qui semble s'appli- quer plutôt à Pierre Michaut. M. Piaget a fort bien établi que les manuscrits du xv» siècle ont plusieurs fois substitué «Michaut» à « Machaut y> [Romaniay XXI, 616-17).
3. Le chapitre qu'il lui consacre est intitulé Ratio dicti Giiil- îeîmi et suorum seqiiaciiim. L'auteur, auparavant, s'exprime ainsi : « Iste Guilielmus in musicis disciplinis fuit singularis et multa in ea arle optime composuit, cujus cantibus temporibus nostris usi sumus benepoliteque compositis ac dulcissimis harmoniarum melodiis ornatis ». Ambros, Geschichte der Musik, III (1891), 26.
4. Voy. F. Ludwig, Die mehrstimmige Musik des 14. Jalir- hundertSj dans Sammelbànde der internationalen Mitsikgeselî- schaft, IV (1902-03), 37-38.
INTRODUCTION IX
naître ses œuvres, on ne trouve aucune mention du poète. Ce n'est qu'au xviiie siècle que l'abbé Lebeuf découvre un manuscrit de Machaut, sur lequel il rédige une « notice sommaire '» . Le comte de Caylus ' et l'abbé Rive ^ , à leur tour, essaient de fixer la bio- graphie et la physionomie littéraire du vieil aureur, mais ils n'y réussissent qu'imparfaitement. Roquefort, dans son étude sur l'État de la Poésie francoise dans les XII*' et XIII' siècles (i8o5)'' et Amaury Duval, dans V Histoire littéraire de la France' le mentionnent. En 1849, Pfosper Tarbé publie un choix des poé- sies de Machaut^; l'essai biographique dont il fait pré- céder celle édition constitue un sérieux progrès sur toutes les études précédentes \ Dans un volume, con- sacré à Agnès de Navarre, il fait paraître encore d'autres œuvres du poète ^ Les erreurs commises par l'éditeur dans la préface de cette dernière publication sont redressées par Paulin Paris dans l'édition qu'il donne
1 . Mémoires de r Académie des Inscriptions et Belles^Lettres^ XX (1753), 377-98.
2. Ibid., p. 399-439.
3. De la Borde, Essai sur la musique^ IV {jyHo)) Appendice.
4. P. io5 ss.
5. Tome XVI (1824), 272, 274, 275, note 2.
6. Les Œuvres de Guillaume de Machaut, t.lll delà Collection des poètes de Champagne antérieurs auxYi* siècle, (1849).
7. Ce travail semble avoir passé à peu près inaperçu. Les arti- cles consacrés à Machaut, dans la Nouvelle biographie générale (XXI, 7 12-1 3), dans le Grand Dictionnaire universel de La- rousse (VIII, 1625), dans la Biographie universelle des musi- ciens de Fétis et autres, se basent tous sur les essais du xviii» siècle et ignorent les résultats des recherches de Tarbé. Celui-ci n'est pas même cité dans le Dictionnaire universel des Littératures de Vapereau (1884).
8. Les Poésies d'Agnès de Navarre (i856).
X INTRODUCTION
du Voir Dit de Machaut '. Mas Latrie, en 1877, publie la Prise d'Alexandrie'' ; sa préface, malheureusement, en tant qu'elle s'occupe de l'auteur du poème, contient de nombreuses et graves erreurs. Quelques nouvelles dates pour la biographie du poète ont été données par les heureuses découvertes de M. A. Thomas au Vati- can ^ . Notre poète a désormais sa place dans les traités d'histoire littéraire de la France, de Lanson, Faguet, Petit de Julleville, Gaston Paris, Grôber, Suchier, etc.; Molinier, dans les Sources de V Histoire de France (IV, 110-12), en donne une courte notice biogra- phique. Au moment de publier les œuvres de Machaut, il peut être utile de fixer, comme point de départ pour des recherches ultérieures, les renseignements biogra- phiques que nous possédons aujourd'hui sur lui.
1 . Le Livre du Voir Dit, publié pour la Société des bibliophiles françois [par Paulin Paris], (iSyS).
2. La Prise d'Alexandrie, publiée pour la Société de l'Orient Latin, par M. L. de Mas Latrie (1877).
3. Romania, Xfi88i), 325-33 ; Mélanges d'archéologie et d'his- toire de V École Française de Rome, IV (1884), 36-46.
INTRODUCTION X|
II
NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR GUILLAUME DE MACHAUT
Guillaume de Machaut, qu'Eustache Deschamps nomme parmi les grands hommes de la Champagne, tire son origine et son nom du village de Machault, actuellement chef-lieu de canton du département des Ardennes. Les documents latins rappellent de Mascaii- dioj de Machaudio ou de Machaudo, Par là, il se dis- tingue de plusieurs homonymes contemporains avec lesquels on Ta longtemps confondu. Ceux-ci se nom- ment de Machello ou de Macholio, du village de Ma- chault en Brie (dép. de Seine-et-Marne) ; ce serait en français Macheau ou Machiau \ tandis que le nom du poète était bien de Machaut (orthographié Machault au xv® siècle), comme l'attestent des vers où il rime avec chaut (= ca\ei,Jug, dou Roy de Nav., 573-74, 1499- i5oo) et les anagrammes de ses poèmes *. Il faut écarter, par conséquent, certain Guillelmus de Ma-
1 . Cette forme Machiau existe en effet dans un document de l'année i3io, relevé par M. Antoine Thomas, qui, après Gaston Paris {Revue crit., IV, 216), a nettement séparé le nom du poète de celui de ses homonymes {Romania, X, 827, note 4). Le raison- nement de G. Paris, en tant qu'il s'appuie sur la prononciation du t final dans Machaut, n'est pas absolument décisif, car l'un des meilleurs manuscrits, écrit encore du vivant de Guillaume et sans doute même revu par lui, donne toujours MachaUy sauf à la rime. Le t ne se faisait donc plus entendre <iue devant une voyelle ou à la pause.
2. Voy. Zeitschr./iir roman. Phil., XXX (1906), 404 ss.
Xll INTRODUCTION
chello, valet de chambre de Philippe-le-Bel, un Guil- lelmus de Macholio, valet de chambre de la reine Jeanne de Navarre en i3oi, et un Guillaume, fils de Pierre de Machau, encore mineur en 1 3 1 8 ', Par cela même, toutes les hypothèses qui s'appuyaient sur ces personnages pour déterminer la date de naissance du poète doivent être rejetées \ Cependant, il est permis de fixer sa nais- sance aux environs de i3oo; nous en donnerons les raisons dans la suite. Nous ignorons tout de sa famille; et l'on* ne saurait dire s'il appartenait vraiment à la noblesse, comme l'ont admis Tarbé, P. Paris et M. Suchier ^ ou s'il était d'une origine plus modeste, comme le veulent l'abbé Rive et Mas Latrie. Le fait est que le poète, dans aucun document, n'est qua- lifié de «fidelis, dominus, miles, armiger »*;ce qui dénote plutôt une extraction roturière. Par contre, il est qualifié de « clerc » et de « maître ». Il a donc fait ses études de théologie, puisqu'il devient plus tard cha- noine, et a obtenu le grade universitaire de « magis- ter ». S'il a vécu dans l'intimité des grands seigneurs, il le doit, sans doute, non à son origine, mais à l'habit ecclésiastique devant lequel s'effaçaient les différences de caste et de naissance. Lui-même, en s'adressant au roi de Navarre, qu'il traite d' « ami » — ce dont il
1. Dans les études de l'abbé Lebeuf, de Tarbé, de Mas Latrie, signalées plus haut, ces différents personnages sont plusieurs fois confondus avec notre poète.
2. L'abbé Rive et, après lui, Mas Latrie fixent la naissance de Machaut en 1282 ou 1284; Tarbé, que suit P. Paris, se décide pour l'année 1295, croyant le poète encore mineur en i3i8.
3. Geschichte der fran^ôsischen Litteratur (1900), p. 2 35.
4. Ce raisonnement de Mas Latrie, quoiqu'appliqué à des docu- ments où il n'est pas question du poète, n'en subsiste pas moins pour les pvièces qui se rapportent en effet à notre auteur.
I
INTROBUCTION XIII
s'excuse d'ailleurs ■— - déclare n'être ni des meilleurs ni des pires '. En sa qualité de clerc lettré il occupait, en efl'et, un rang intermédiaire entre la haute noblesse et les simples serviteurs et valets. A la question posée dans les derniers vers du Dit de VAlerion^
Se cils est clers ou damoisiaus Qui fist ce Dit des quatre Oisiaus,
Guillaume lui-même donne la réponse dans le Livre de la Fontaine amoureuse : il s'y qualifie, avec cette fausse modestie qui était alors de rigueur, de clers rudesy nices et malapers (v. 139-140).
Machaut ne parle jamais de ses études. Nous ne savons ni où, ni comment il les fit. Il obtint le grade de maître-es-arts % et prit sans doute ses inscriptions à la Faculté de théologie. Y poussa-t-il ses études très loin? On peut en douter. Nulle part, on ne trouve men- tionné quelque autre grade universitaire. D'ailleurs, le voilà bientôt loin de l'Université. C'est aux environs de i32 3 qu'il entra au service de Jean de Luxembourg, roi de Bohême. A en croire le poète, il aurait été atta- ché à la personne du roi pendant plus de trente ans \
I. Confort d'ami, \. 33*25 :
Car bien sçay que tu yes mes sires, Et je des mieudres ne des pires Ne suis...
2i Machaut, dans ses poésies, ne se donne jamais ce titre qui ne figure pas non plus dans les manuscrits de ses œuvres. Mais il est qualifie de maître dans un document de l'année i36i (voy. p. xxv), dans un autre document de l'année 1 371 (voy. p. xxxix) et par l'auteur anonyme des Règles de seconde rhétorique (voy. p. v).
3. Prise d'Alexandrie, v. 785 î « Je fu (1. fui) ses clers ans plus de trente ».
XIV INTRODUCTION
Jean étant mort à Grécy en 1346, c'est en 1 3 16 au plus tard qu'il aurait retenu Guillaume à ses gages. Mais Taffirmation de Machaut qui date des dernières années de sa vie et qui est postérieure à la mort de Jean de plus d'un quart de siècle, est formellement contredite par un document officiel, plus digne de confiance que le vers du poète '.En i335, Jean de Luxembourg de- mande au pape Benoît XII la confirmation d'une prébende pour son serviteur qu'il a à son service depuis une douzaine d'années % donc depuis environ i323. Il serait intéressant de savoir comment Guil- laume fut mis en relation avec le roi de Bohême ; mais, en vérité, nous Tignorons. Tant qu'on avait pu le croire d'abord au service de Philippe-le-Bel ou de sa femme, on pouvait admettre que Jean l'eût rencontré à la cour de France \ Mais cette hypothèse s'applique à un autre personnage; nous le savons aujourd'hui. Peut-être est-ce par l'entremise de l'Église que le roi entra en rapport avec le poète. Guillaume, en effet, à cette date, appartenait sans doute déjà au vaste monde ecclésiastique où, seul alors, toutes les ambitions pou- vaient encore être satisfaites, où la valeur personnelle pouvait, jusqu'à un certain point, corriger les diffé- rences d'origine et permettre d'arriver même aux hommes de la plus basse condition. Machaut faisait partie du clergé du diocèse de Reims, où il était né.
1. C'est probablement le souci de trouver un vers bien frappé et une rime facile qui est la cause de cette affirmation inexacte et exagérée du poète.
2. A. Thomas, Romania, X, 332 : « ... clerico suo secretario et familiari domestico quem asserit duodecim annis vel circa suis obsequiis institiss* ».
3. C'est l'opinion de Tarbé et de Mas Latrie.
i
INTRODUCTION XV^
En effet, quand, en 1324, Guillaume de Trie devient archevêque de Reims, Machaut compose un motet en l'honneur du nouveau dignitaire; celui-ci était probablement son chef dans Tordre hiérarchique '. Parmi les œuvres de Guillaume, c'est la plus ancienne poésie qu'on puisse dater avec certitude. On peut admettre que ses talents de poète et de musicien, révélés à cette occasion, le signalèrent à l'attention de ses supérieurs et lui valurent leur recommandation auprès du roi de Bohême qui, on le sait, était en rapports suivis avec le royaume de France \
Machaut remplissait auprès de Jean de Luxembourg les fonctions d'aumônier et de secrétaii'e ^ Comme
1. Le motet Boue pastor Guillerme (inédit). Le personnage dont il s'agit y est clairement désigné dans les vers suivants : « O Guillerme, te decenter Ornatum, rex qui potenter Cuncta régit. Sue domus ad decorem Remensium in pastorem Preelegit. » La dissertation sur la mitre et la crosse que le poète a mise à la suite ne laisse pas le moindre doute à cet égard. Or, à l'époque de Ma- chaut, il n'y eut à Reims qu'un seul archevêque du nom de Guillaume, Guillaume de Trie, nommé le 28 mars 1324 et mort le 26 septembre i334; i' ^^ prit possession du siège épiscopal qu'en juin i'i2^{Gallia christiana^ IX, 123-4).
2. En i322, Jean de Luxembourg, occupé par les affaires d'Allemagne, ne paraît pas avoir été en France. En i323, il y fut peut-être au commencement de l'année (pèlerinage à Roca- madour, contesté par A. Leroux, Relations politiques de la France avec VAllemagne de i2g2 à i3j8 1882, p. 162, note) et sûre- ment en mai et en juin, à l'occasion du couronnement de la reine Marie, sa sœur (i5 mai i323); en 1324, en février, avec le roi Charles IV à Toulouse, et en mars à Paris, pour les obsèques de la reine (voy. J. Schôtter, Johann Graf von Luxemburg und Kônig von Bôhmen, I, 263 ss.; 283-84; Th. de Puymaigre, Jean VAveugle en France, dans la Revue des questions histo- riques, LU, 400 ss.).
3. Dans les documents publiés par M. A. Thomas, Machaut est
X^ INTRODUCTIOiV
tel, il était étroitement attaché à la personne du souve- verain. Celui-ci le qualifie volontiers de domesticiis et familiaris '; c'est dire qu'il l'avait admis dans son entourage immédiat. Or, le roi Jean était un person- nage extrêmement remuant et turbulent, toujours en route, qu'il s'agît d'entreprendre quelque expédition guerrière, d'assister à quelque tournoi ou simplement de visiter ses domaines disséminés dans toute l'Europe. Guillaume dut l'accompagner le plus souvent dans ces folles équipées et ces courses vagabondes qui le me- naient en France ou dans l'Empire allemand, en Italie, en Pologne ou en Prusse. Mais, contrairement à ce qu'on voit chez son disciple Eustache Deschamps, ses voyages à travers l'Europe n'ont laissé que très peu de traces dans la vaste production littéraire de Machaut. Cependant, certains passages de ses œuvres contiennent des témoignages directs ou indirects de la part qu'il prit aux déplacements et aux expéditions aventureuses de son maître. Dans le Jugement don Roy de Behaingne il nous parle d'un séjour qu'il fit avec le roi au château de Durbuy dans le comté de Luxembourg, château dont il donne une description exacte et minutieuse \
qualifié en i33o declericus elemositiarius^en i333 de }i otar lus, en i333 de notarius secretarius, en i335 de secretarius. Dans \?l Prise d'Alexandrie il déclare lui-même avoir été le clevcfy. 785) ou le 5^- cretaire (v. 789} du roi. Plus de cinquante fois il a distribué de l'argent au nom de son maître {Confort d'ami, v. 2946 ss.).
1. Documents de i33o, i332, i333, i335 {Romania X).
2. V. 1365-67 •
Car vraiement, je maugay yer et bui
Avec ses gens (se. du roi) en chastiau de Durbui,
Et il (le roi) y est.
Durbuy^ aujourd'hui dans la province belge de Luxembourg^
INTRODUCTION XVII
Dans le Confort d'ami, il nous apprend qu'il a été au château de Bruguelis^ où « n'a fleur de lis, car il y fait froit en esté ' », preuve de ses séjours en Bohême \ Il fait avec le roi la campagne de Silésie en 1327 et assiste à la prise de Breslau et à la soumission de qua- torze seigneurs du pays ^ Pendant l'hiver de 1328-29, il l'accompagne contre les païens, en Lithuanie, où l'on s'empare de Medonagle et où Ion fait « crestienner des mescrëans plus de sis mille^ ». « Je fui, dit le poète, pre-
était la a résidence favorite de Jean de Luxembourg » (Puy- maigre, Revue des questions historiques XLII, 174).
1. Confort d'ami, v. 3oi4-i5 ; 3oi6 : « Bien le sçay, car j'y ay esté. » C'est le château de Bùrglitz, en Bohême, où le roi Jean, comme dit Machaut {ibid.), avait tenu prisonnier son adversaire, le duc Henri d'Autriche.
2. D'après P. Paris {Voir Dit, p. xv, n. 1), une autre preuve des séjours de Guillaume en Bohême serait donnée dans ce même Confort d'ami (v. 3969-70), où il est question de Burglost^ « châ- teau des rois de Bohême, à six lieues de Prague », d'après le savant éditeur. Mais cette explication doit être écartée, car les manuscrits donnent Glurvost^ Gluvost, Gluroust, et c'est, en effet, Glurvost seul qui peut fournir les éléments nécessaires à l'ana- gramme où Machaut se nomme avec le roi de Navarre. Ce Glur- vost que nous n'avons pas réussi à identifier est, au dire du poète, a une villette en l'Empire qui n'est gucres dou Bourget pires » (vv. 3971-72). C'est évidemment le nom estropié et devenu méconnaissable de quelque petite localité allemande ou autri- chienne que Machaut — et voilà ce qu'il faut retenir — a connue jadis.
3. Confort d'ami^ v. 3027 ; « Je le vi; pour ce le tcs- moing. n
4. Jbid,, V. 3o33-34. La forteresse de Medewageln, forme recons- tituée d'après les documents contemporains par Voigt [Geschichte Preussens, IV [i83o], 365, n. 4 et 429, n. 3) n'est, d'après les éditeurs des Script, rerum Prussicarum, I f 1861], 182, n. 4) a nicht nâhcr nachweisbar ». La chronique de Petrus von Dusburg dit en effet : « VI. milia hominuih dicti casiri sunt in nominc domini
T»me I. h
XVIH INTRODUCTION
sens a ceste feste; Je le vi des yeus de ma teste \ >y A l'en croire, il suivait son maître jusqu'au plus fort de la bataille, brave malgré lui, ajoute-t-il, car la fuite dans ce pays sauvage et étranger eût été plus dangereuse que le combat lui-même ^ Prit-il part, en i33i, à la guerre d'Italie, à la rencontre avec les Hongrois devant Laa et à la seconde campagne de Prusse à la fin de la même année? Il parle de ces événements, sans affir- mer qu'il en ait été témoin ^ Dans Ténumération des hauts faits de son maître, il ne va d'ailleurs pas plus loin que celte année i33i, quoique le poème où il en est parlé ait été écrit en i357, une dizaine d'années après la mort du roi Jean. Mais on ne peut rien conclure de ce silence, car c'est précisément des années i33o à i335 que datent les documents qui le montrent au service du roi. Si le poète s'arrête là, c'est qu'il ne pourrait « dire ou compter en jour et demi » toutes les prouesses de ce modèle des rois. Enfin, la description minutieuse de l'entrée en Quaranteinne (Carinthie) « par deus destrois Qui sont rostes, longs et estrois ^ » pourrait bien avoir pour bases des souvenirs person- nels : c'est à Trente par exemple que Jean prépare en
baptizati » [Script, revum Pruss,, I, 21 5), et c'est le roi de Bohême qui leur a sauvé la vie, tandis que le grand-maître de l'ordre teutonique voulait tous les massacrer.
1. Confort d'ami, vv. 3o4g-5o.
2. Fontaine amoureuse^ y. 141 ss. Au lieu de : « S'ay je esté par mes deus fois » (v. 141), Caylus a lu ; « S'ay j'este prisonés deus fois » et en a conclu à une double captivité du poète et de son maître. Or, Jean de Luxembourg n'a jamais été fait prison- nier. Déjà Tarbé avait reconnu en ce passage une mauvaise lec* ture de Caylus.
3. Confort d'ami, vv. 3o5i ss.
4. Prise d^Alexandrie, vv. 1 5i8-ig.
INTRODUCTION XlX
i33i son expédition en Italie, et l'on sait que la pos- session de la Carinthie et du Tirol était alors l'objet de longues et laborieuses négociations, les maisons de Luxembourg et de Habsbourg ayant jeté toutes deux leur dévolu sur ces provinces. Enfin, plus tard Machaut se plaît à rappeler l'insécurité qui régnait autrefois dans TEmpire et dont il a été témoin '.
Tout en étant au service du roi de Bohême, Machaut avait soin de rester en relation avec l'Église de France. Les bulles découvertes par M. A. Thomas fournissent là-dessus des renseignements précieux. On y apprend qu'avant i33o, Guillaume était déjà pourvu d'un béné- fice ecclésiastique et possédait la chapellenie perpé- tuelle de l'hôpital de Houdain (Pas de Calais) \ Le 3o juillet 1 33o, il se fait donner une provision de cano- nicat, en expectative de prébende, dans la cathédrale de Verdun ^; le 17 avril i332 une autre dans la cathédrale d'Arras *; le 4 janvier i333, une troisième à Reims *. L'avènement du pape Benoît XII, en i335, renversa toutes ces espérances : désireux de réformer les abus
1. Prise d'Alexandrie, vv. 1044 ss. : actuellement, en 1364, « on y porte (dans l'Empire) Seûrement l'or en la main... Et je vi que nuls n'i savoit Aler, se grant conduit n'avoit. »
2. Bulle du 3o juillet i33o: ... « liberam perpetuam capella- niam hospitalis béate Marie de Husdinio, Atrebatensis diocesis, nosceris obtinere. »> Les bulles de i332, i333 et i335 répètent le môme fait. Voy. A. Thomas, Mélanges d'archéol. et d'hist. {de V Ecole française de Rome), IV (1884), 43 ss.
3. Bulle du 3o juillet i33o : ... « canonicatum ecclesie Vir* dunensis... tibi conferimus » (/. c, p. 43).
4.... « canonicatum ecclesie Atrebatensis... tibi conferimus » (/. c, p. 43.44).
5. ... « canonicatum ecclesie Remensis.*. tibi conferimus » (/. c, p. 44).
XX tNTBODUGTION
introduits dans l'Eglise sous ses prédécesseurs, le nou- veau pape tenta de supprimer entre autres le singulier abus des « expectatives ». Guillaume n'était encore entré en possession d'aucun de ses bénéfices. Le pape lui supprima ceux de Verdun et d'Arras, et ne main- tint que celui de Reims. Il lui laissa aussi la chapelle- nie de Houdain jusqu'au moment où il aurait effecti- vement pris possession du canonicat promis '. On voit à cette occasion que Guillaume était encore chanoine à Saint-Quentin en Vermandois ^ Ce bénéfice lui resta, n'étant pas dû à la faveur pontificale. Nous ne savons, ni quand, ni comment Machaut l'obtint. Faut-il con- clure du silence qu'observent là-dessus les bulles des années précédentes, dont aucune cependant n'omet la chapellenie de Houdain, que le canonicat de Saint- Quentin ne lui échut qu'après le 4 janvier i333?^ Peut-être dut-il cette place, comme cela est certain pour toutes celles que nous venons d'énumérer, à l'influence de son maître Jean de Luxembourg. Pour celui-ci c'était évidemment une façon de récompenser son clerc que de lui faire obtenir quelque canonicat lucratif. D'ailleurs, d'après ce que nous savons du roi de Bohême, le service auprès de lui ne pouvait être que
I» ,.. « canonicatum ejusdem ecclesie Remensis ... tibi con- ferimus; .... volumus quod, quamprimum vigore presentis gra- tie hujusmodi prebendam pacifice fueris assecutus, predictam perpetuam capellaniam, quem obtines, ut fertur, quamquc ex- tunc vacare decernimus, omnino dimittere tenearis » (/. c, p. 45^6).
2. ...«nonobstante ... in Sancti Quintini in Viromandia eccle- sia canonicatum et prebendam nosceris obtinere » (/. c*, p. 45).
3. Machaut a composé un motet en l'honneur de saint Quentin [Martyrum gemma latria). Malheureusement, on ne peut rien en tirer pour la biographie du compositeur.
INTRODUCTION XXI
largement rémunérateur. Les auteurs de Tépoque ne savent assez vanter sa « largesse », autrement dit sa folle prodigalité, qui Ta rendu presque légendaire. Machaut lui-même, avec quelque exagération sans doute, nous fait savoir qu'il lui est arrivé plus de cin- quante fois de distribuer, au nom de son maître, en un seul jour quelque 200,000 livres '. Il a bien dû béné- ficier, lui aussi, de cette pluie d'or. La preuve s'en pourrait peut-être trouver dans ce fait qu'en i333 Jean de Machaut, frère cadet de Guillaume, est également aumônier du roi; c'est probablement Guillaume qui l'avait engagé à venir auprès de lui ^
En 1337, Machaut obtient enfin son canonicat à Reims; il prend possession de sa charge par procura- tion; il était sans doute encore retenu au loin par son service auprès du roi de Bohême \ On a admis que le
1. Confort d'ami, vv. 2980 ss.
2. Le 4 janvier i333, le pape accorde, en même temps qu'à Guillaume, un bénéfice ecclésiastique « Johanni de Machaudio, clerico diocesis Remensis a, également sur la demande du roi Jean qui l'appelle « dilectum familiarem et domesticum elemo- sinarium suum » (A. Thomas, Romania, X, 329). N'étant alors que simple clerc sans bénéfice, Jean devait ôtre le cadet de Guil- laume, comme le suppose M. A. Thomas (/. c).
3. Dans le Livre rouge du chapitre de Reims, qui donne la liste des prébendes et des chanoines, dressée depuis le commen- cement du xiv« siècle (Archives de Reims, cartulaire A), on trouve au f» 54 r°, d'une écriture du temps, la mention suivante : « Nunc Guillermus de Machaudio ; receptus fuit per procuratio- nem anno domini i337, feria quarta post Conversionem sancti Pauli. » Cette notice a été reproduite par le chanoine de Reims, Jean Herman Weyen (mort vers 1732), dans un recueil manus- crit de notices sur les archevêques et les dignitaires du chapitre d« Reims, sur les chanoines et sur les diverses prébendes dont ils étaient titulaires (Bibl. de Reims, iï« 1773). L'ouvrage fait
XXII INTRODUCTION
poète n'est rentré en France qu'après la mort de son maître, en 1346. Il n'en est rien, car on le trouve à Reims longtemps avant cette date. Dans les comptes de Téchevinage de la ville (i 340-1 341) on lit parmi les dépenses de 1340 : « Item, .xxiv. livres, pour un cheval acheté a Guillaume de Machaut, pour ce que on ne peust recouvrer de cheval a louier, pour porter la malle Hue le Large, quant il fust en l'ost devant Escaudeuvre, pour parler au roy '. » La valeur du double d'or ayant augmenté de deux sous, il fallut plus tard rembourser « .XVIII. sols pour frais de neuf doubles d'or a Hue le Large, qu'il presta pour un cheval acheté aGuillaume de Machaut " ». Il est fort probable que ce Guillaume de Machaut est notre chanoine, bien qu'il n'ait ici aucune qualification permettant de l'identifier d'une façon cer- taine et de le distinguer sûrement de quelque homo- nyme. Le personnage devait être assez important pour- qu'on pût le reconnaître sans peine ^ Il serait donc
avec soin d'après les sources originales est digne de confiance, mais non exempt d'erreurs. Weyen donne, par exemple, feria 5 au lieu de feria quarta. C'est ainsi que Tarbé a reproduit cette notice (/. c, p. ix). Weyen ajoute que Guillaume « legitur jam rèceptus i33i et i335 in praebendis. » Je suppose qu'il s'agit là des expectatives de prébendes accordées au poète par les papes Jean XXII et Benoît XII, dont Weyen a eu connaissance; au lieu de i33r il faut lire i333. — Nous devons la plupart de ces renseignements ainsi que quelques-uns de ceux qui suivront à l'obligeance de M. L. Demaison; nous tenons à lui en exprimer ici tous nos remerciements.
1. Archives communales de Reims, compte de l'échevinage 1 340-1 341, fol. 25 v°, reproduit par Varin, Archives administra- tives de Reims, II, 833.
2. Varin, /. c, p. 834.
3. Du manque même de toute qualification, on peut déduire que Guillaume devait être seul de son ncftn à Reims ; autrement
INTRODUCTION XXIH
venu occuper personnellement sa place de chanoine à Reims et résider dans cette ville au plus tard trois ans après sa nomination, probablement même plus tôt '. Il
on l'aurait sans doute distingué de quelque homonyme par son titre de maître ou de chanoine. Les documents de l'époque con- naissent plusieurs personnages du nom de Machaut à Reims; mais aucun d'eux n'a le prénom de Guillaume : il y a Jean de Machaut, le frère du poète, devenu chanoine le i3 septembre i355, Johannes Raulini de Machaudio, chanoine depuis le der- nier février 1 354 (manuscrit de Weyen, fol. 291 r"); le cordier Guiot de Machaut (Compte de l'échevinage de 1340-41, f' 9 V ; Yoy. Varin, Arch. administr. de Reims, II, 824).
I. Un poème de Machaut, la Complainte a Henri^ semble tout d'abord confirmer ce fait. Guillaume s'adresse à un ami que nous ne connaissons pas, du nom de Henri. On peut écarter les différentes tentatives faites pour identifier ce personnage (Henri de Navarre, d'après Caylus; Henri de Brabant et Henri de Trans- tamare sont écartés par Tarbé, p. 179, s. v. Henry). L'auteur est à Reims; il se plaint amèrement des nombreuses vexations qu'il a à subir : « Il m'estuet mettre aus murs de la ville ; Et si vuet on que je veille a la porte Et qu'en mon dos la cote de fer porte, a Ensuite il y a « maletoste et subside et gabelle, flebe monnoie et imposition et dou pape la Visitation » ; puis il « faut paier pour huit ans les trentismes et sans delay pour le roi trois disismes ». L'Eglise est détruite et a perdu sa franchise; et pour comble « dit on que li rois d'Angleterre vient le seurplus de ma subs- tance querre. » Il est malade et sans argent; son frère de même; et de son « borgne oueil » il aperçoit « qu'a court de roy chas- cuns y est pour soy. » Aussi est-il décidé à quitter cette ville où il est « comme uns prestres et lais et en main de commun » et, à s'en aller « dcmourer en l'Empire, en essil. » Ce poème, d'après P. Paris [Voir Dit^ p. 383) fut écrit en 1340. Machaut, dans les premiers vers, se plaint de ne plus courir « ne mont ne plain », car « a piet sui sans cheval et sans selle ». Ce serait une allu- sion à l'achat de son cheval par l'échevinage de Reims en 1340.
11 faut avancer la date de cette complainte de près de vingt ans. Tarbé la place entre i356 et i358, après la bataille de Poitiers et avant le siège de Reims par les Anglais. On peut même aller
XXIV INTRODUCTION
n'y a pas lieu d'admettre qu'il ait pour cela abandonné ses fonctions auprès du roi de Boliême ; car ces béné- fices n'obligeaient pas à la résidence, et Machaut n'avait même pas besoin d'une dispense particulière à ce sujet, le roi de Bohême, comme tous les souverains, ayant
jusqu'en iSSg, car la menace d'une invasion anglaise ne put se produire qu'après le 25 mai iSSg, quand les Etats-Généraux repoussèrent le projet de traité passé à Londres entre les rois Jean et Edouard. Reims, plus menacée qu'aucune autre ville de France, déploya une activité infatigable pour se mettre en état de défense. Les travaux étaient dirigés par un conseil de six bourgeois à qui l'archevêque Jean de Craon avait dû abandon- ner, depuis i356, le soin de « prendre garde des ouvrages et autres nécessités, sûreté et tuition de la ville », et qui fut con- firmé par le régent, le 9 septembre i358. Voilà sans doute ce que Machaut appelle être « en main de commun ». Ce conseil avait été autorisé à imposer l'obligation de contribuer à la défense de la ville atout le monde, « de quelque estât ou condicion qu'il soient» ; et il n'avait sans doute pas ménagé le clergé. Le 12 mars de la même année, les seigneurs hauts justiciers de Reims avaient con- senti à la levée d'une gabelle pour un an, cet impôt détesté entre tous et qui fut étendu aussi « aux gens d'église et aux clercs. » (Voy. Varin, Arch. administr. de Reims, Uï,pass.). Aux États Généraux de mai iSôg.à Paris, le clergé avait accepté les mômes impôts que les deux autres états, et d'un autre côté, jamais la valeur de l'argent, par suite des mutations de monnaie, n'était tombée aussi bas. Quant à la menace du poète de quitter Reims et d'aller en exil dans l'Empire, ce n'est sans doute qu'une simple boutade qu'on ne prendra pas au sérieux. Enfin, Guillaume parle de son frère malade et pauvre comme lui. Nous ne lui con- naissons comme frère que Jean de Machaut. Or, celui-ci devient chanoine à Reims, auprès de son frère, le i3 sept. i355 (Livre rouge du chapitre, fol. 29 ro). Tout concorde donc à assigner à cette pièce une date assez tardive, peut-être la seconde moitié de l'année i359, entre les mois de mai et de novembre. Par suite, elle ne peut témoigner de la présence de Machaut à Reims en 1340, présence qui cependant est assurée par l'acte de l'éche- vinage.
INTRODUCTION XXV
obtenu du pape ce privilège pour les clercs de son en- tourage. Le poète pouvait encore partager son temps entre le service du roi et le service de l'Église, résider à Reims et ne s'absenter que pour un certain laps de temps qu'il passait auprès de son seigneur. Nous igno- rons, par conséquent, le moment où il quitta le roi. Lui resta-t-il attaché jusqu'à la funeste journée de Crécy qui vit la mort de Jean l'Aveugle sur le champ de bataille? On peut en douter. Cette année-là (1346), Guillermus de Machaudio figure parmi les chanoines de Reims et est taxé à 60 sous pour sa prébende. D'un autre côté, il est bien surprenant qu'on ne trouve dans (" ses œuvres aucun écho de la fin glorieuse de son maître, tandis qu'il n'a pas manqué de déplorer la cap- tivité du roi Jean après la bataille de Poitiers et de consoler le roi de Navarre, quand il fut fait prisonnier par le duc de Normandie. Ce silence est assez signifi- catif; il permet, nous semble-t-il, de conclure que le poète avait définitivement quitté le roi avant l'année de sa mort.
A partir de 1340, on rencontre de temps en temps le nom de notre poète dans des actes relatifs à la ville ou au chapitre de Reims. Nous avons déjà cité celui de 1346. Il figure dans un acte capitulaire du 18 août i352 accordant au chanoine Hugues de Châ- tillon la permission « de almutia et sindone portandis in choro et extra» *. Lorsqu'au mois de décembre i36i, Charles V, alors duc de Normandie, est à Reims, il mande « les eschevins dudict Reims l'aller veoir en son logis chez maistre Guillyaume de Machault » \
1. Va ri n, -(4 rc/i. administr. de Reims, III, 3i.
2. Mémoires manuscrits de Jean Rogier, Bibl. de Reims, ms. 1629, f* i55 V; Varin, /. c, p. 206.
XXVI INTRODUCTION
Dans une sentence arbitrale du 23 mai 1372, énumé- rant les maisons canoniales extra-claustrales qui exis- taient alors, paraît la maison « in qua inhabitat Guil- lermus de Machaudio sitam prope Pourcelettam » '. C'est donc à Reims que Machaut avait sa résidence ordinaire. On est même arrivé à déterminer exacte- ment l'emplacement de la maison qu'il habitait, le n* 4 actuel de la rue d'Anjou "".
Machaut, dans ses œuvres mêmes, ne fait jamais la moindre allusion, ni à son canonicat, ni à Reims ; cela n'était guère de mise dans des poèmes où il n'est ques- tion que d*amour et de galanterie. Par contre, il nous renseigne assez exactement et avec une certaine com- plaisance sur ses relations avec les princes et les grands seigneurs de son époque. Comme ses contem- porains, Froissart ou Deschamps, notre poète se plai- sait dans la société des grands, tant pour l'honneur que pour le profit matériel qui en résultait. Et les princes, de leur côté, amateurs de belles-lettres, favorisaient volontiers les travaux de l'esprit et aimaient déjà à jouer le rôle de protecteurs des poètes. Guillaume leur accorde une place dans ses poèmes, dans le Jugement dou Roy de Behaingne, dans le Jugement dou Roy de Navarre^ dans la Fontaine amoureuse^ profitant de cette occasion pour faire leur éloge; ou bien il associe leur nom au sien dans des anagrammes qui révèlent au public contemporain et conservent à la postérité les noms de l'auteur et de celui à qui l'ouvrage est destiné; ou encore il fait exécuter de superbes copies de ses œuvres pour les leur offrir. Lui-même, dans le Voir
1. Archives de Reims, G. 3 18, n» 5; Varin, /. c, p. 369.
2. Voyez la note de M. L. Demaison dans la Revue de Cham- pagne et de Brie, XIX (i885), 93 ss.
INTRODUCTION XXVII
Dit, écrit à sa dame qu'il lui eût porté son livre « ou toutes les choses sont que je fis onques ; mais il est en plus de .XX. pièces ; car je l'ay fait faire pour aucun de mes seigneurs » \ Eustache Deschamps nous fait savoir qu'il a remis de la part de Tauteur un exemplaire du Voir Dit à Louis de Maie, comte de Flandre, ajou- tant à ce propos cette précieuse remarque que les grands seigneurs chérissent notre poète et prennent « esbate- ment » en ses « choses », c'est-à-dire en ses poèmes\ Amé- dée VI, comte de Savoie, fait remettre à Machaut une somme de 3oo écus pour un poème (nous ne savons lequel) que celui-ci lui a dédié ^ C'est donc à ses talents de musicien et de poète que Guillaume doit ses rela- tions avec les plus hauts personnages de son époque. De temps en temps, sans doute, il quitte sa paisible retraite de Reims pour se rendre auprès de l'un ou de l'autre de ces seigneurs qui l'admettent dans leur inti- mité et font appel à ses bons services . Il nous dit encore dans son Voir Dit, que son départ de certaine ville qu'il ne nomme pas (ce n'est pas Reims, dans ce cas particulier) est motivé par le « commandement d'un seigneur qu'en France n'a point de greigneur fors un * ». Il ne peut s'agir que de Charles V, alors duc de Normandie, qui le mande auprès de lui et qui lui fit « grant honneur et grant feste ^ ». Et, ajoute le poète, « moult de biaus dons me donna et le sien moult
1. Livre du Voir Dit (éd. P. Paris), p. 69.
2. Œuvres complètes d' Eustache Deschamps ^ I, 87-88 (voy. plus haut,p. iv).
3. Oton de Granson und seine Dichtungen, von L. Schirer
(1905), p. XIV.
4. Livre du Voir Dit, p. 71. 5.1bid.,p. i3i.
XXVIII INTRODUCTION
m'abandonna '. » Il est inutile de chercher à détermi- ner les charges que le poète aurait occupées auprès des princes dans Tentourage desquels on le rencontre ; il ne paraît en vérité avoir eu d'autre emploi que celui de divertir et de glorifier ses maîtres dans les poèmes qui faisaient sa gloire. On verra pourtant qu'il portait encore auprès d'un autre souverain ce titre de secré- taire qu'il avait eu chez le roi de Bohême, ce qui n'était probablement qu'une manière honorable de se faire rémunérer ses services.
Sa renommée de poète remonte certainement encore à l'époque où il se trouvait au service du roi de Bohême. A vrai dire, parmi ses dits, le plus ancien qu'on puisse dater sûrement est le Dit dou Lion, écrit en 1342. A cette date, nous l'avons vu, il avait sans doute déjà quitté son premier maître. Mais ce poème n'occupe que la quatrième place dans la série des œuvres du poète ^. Or, nous espérons démontrer ailleurs que ses longs dits au moins se succèdent dans l'ordre chrono- logique. Le Dit dou Vergier^ le Jugement dou Roy de Behaingneet le Remède de Fortune sont, par conséquent, antérieurs à l'année 1342. Parmi ceux-ci, le Jugement douRoy deBehaingne qui contient un éloge pompeux de ce souverain est évidemment écrit à l'époque où le poète était encore son secrétaire, puisque Guillaume y déclare expressément séjourner avec son maître au château de Durbuy. Et c'est précisément ce poème qui a établi la renommée littéraire de son auteur. Le problème que
1. Livre du Voir Dit, p. i32.
2 . Il se trouve, en réalité, à la cinquième place ; mais le Juge- ment dou Roy de Navarre, qui est plus récent, a été placé immé- diatement après le Jugement dou Roy de Behaingne qu'il com- plète et corrige et auquel il est intimement lié.
INTRODUCTION XXIX
Machaut y traite a soulevé des discussions et des cri- tiques qui eurent pour conséquence de faire revenir plus tard notre poète sur le même sujet et qui l'enga- gèrent à donner au débat une solution exactement opposée à sa première décision {Jugement dou Roy de Navarre)- C'est aussi de tous les dits de Machaut celui qui a été reproduit le plus souvent, et nous avons rappelé plus haut que Christine de Pisan et Martin Le Franc avaient repris le même débat. Enfin, ici le poète, pour la première fois, cache son nom sous un ana- gramme, ce qui fait présumer qu'il jouissait déjà d'une certaine notoriété. A partir de ce moment sa réputation de poète est consacrée, et sa faveur auprès des grands seigneurs solidement établie.
Machaut ne paraît pas avoir conservé de relations avec Charles, fils de Jean de Luxembourg et empereur d'Allemagne. Il fait cependant de lui un éloge pom- peux dans la Prise d"* Alexandrie * ; mais ces vers, dans leur froide banalité, ne révèlent aucune trace de rap- ports plus intimes ou de souvenirs personnels. Et si, dans la suite, le poète donne des détails minutieux et précis sur l'accueil fait au roi de Chypre par Tempe- reur et sur leurs délibérations, il peut les devoir, comme presque toute la « matière » de son poème, aux témoins oculaires qu'à d'autres occasions il invoque à plusieurs reprises ^ Eût-il assisté en personne à ces événements, il est à peu près certain qu'il aurait pris soin de nous le faire savoir. Il faut donc supposer que Machaut, après avoir quitté le service du roi de
1. Prise d'Alex., Y. 987 ss*
2. L. c, V. 2427 : « le me dist uns chevaliers »; v. 3228-29 ; « si com dire l'oy celi qui y esioit »; v. 6937 ss. : « Cils Jehans... maprent et m'en sein gne et m'escoU et m'amenistre ma matière.»
XXX INTRODUCTION
Bohême, ne sortit plus de France, où nous devons dès lors rechercher les seigneurs qu'il servit et qui devinrent ses bienfaiteurs.
Son attachement à la maison de Luxembourg, Machaut pouvait le manifester en France même; car depuis i332, Bonne, fille de Jean de Bohême, était l'épouse de Jean, duc de Normandie, le futur roi de France. Guillaume, en effet, fut au service de cette dame, « la milleur qu'on peûst trouver en ce monde' »» « Moult la servi », nous fait-il savoir dans la Prise d^ Alexandrie '. Bonne mourut en 1349. Le service du poète auprès d'elle se place donc, soit en même temps que ses fonctions auprès de Jean de Luxembourg, soit immédiatement après.
En 1349, un autre personnage apparaît dans la vie de Machaut, Charles le Mauvais, roi de Navarre. On sait les terribles fléaux qui venaient de s'abattre sur la France : la persécution des Juifs, la folie religieuse des Flagellants, enfin la terrible peste qui ravagea toute l'Europe chrétienne. Guillaume vit de près toutes ces misères. Dans l'introduction du Jugement dou Roy de Navarre^ il en donne des détails nombreux et très précis, très exacts aussi, comme le fait voir la comparaison avec les chroniques contemporaines. Lui-même, nous raconte-t-il, a passé le terrible hiver de 1 348-1 349 enfermé dans sa maison, sans en sortir, sans voir per- sonne, sans trop savoir ce qui se passait autour de lui. Il ne nous dit pas où il était alors : probablement dans sa maison canoniale de Reims, où il se cloîtrait ainsi, loin de la cour et du service des princes. C'est
i.L. c.,v. 764-65. 2. L. c, V. 769.
INTRODUCTION XXXI
immédiatement à la suite de ces événements que le poète place sa fiction du Jugement dou Roy de Navarre, Le débat porte sur le même sujet que dans le Jugement dou Rojr de Behaingne^ avec la différence qu'ici la décision première est renversée et que le juge- gement est placé dans la bouche du roi de Navarre. Or, c'est précisément en 1349 ^^^ ^^ prince qui n'avait pas encore vingt ans fut déclaré majeur par Jean le Bon et qu'il prit possession de son royaume. Le poème où Guillaume ne manque pas de chanter les louanges du « roi des Navarrois », est évidemment un hom- mage du poète au nouveau souverain. Quoique Mâ- chant ne nous en dise rien, il y avait peut-être à ce moment déjà entre le jeune roi et notre Guillaume des rapports plus étroits de seigneur à serviteur. Ces rela- tions remontent-elles, comme le pense M. A. Thomas ', à l'année 1 346, après la mort du roi Jean ? C'est ce qu'on ne saurait, ni affirmer, ni nier avec certitude. Mais du moment que ce n'est pas nécessairement la mort du roi qui a rendu à Guillaume sa liberté, il n'y a pas lieu de dater de cet événement son entrée au service du roi de Navarre qui alors n'avait que 14 ans. Il nous paraît plus probable, d'accord en cela avec M. Suchier', d'ad- mettre que ces rapports ne s'établirent pas avant 1349, alors que Charles devint roi de Navarre ; peut-être même furent-ils la conséquence du poème composé en son honneur. Machaut resta fidèle au roi pendant de longues années. Lorsqu'en i356 Charles devint prisonnier du
1. Romania, X, 329, n. i.
2. Geschichte der fran:{. Lit., p. 235. M. Suchier songe aussi à i353, année où Charles de Navarre devint le gendre de Jean le Bon ; mais la date du Jugement dou Roy de Navarre nous reporte plus haut.
XXXII INTRODUCTION
roi de France et fut tenu en captivité pendant près de deux ans, Guillaume composa pour lui un long poème^ destiné à donner au captif royal courage et patience, le Confort d' ami . Le poète y confirme en toutes lettres son attachement au roi : « sans riens retenir suis tiens » (v. 24), et cela malgré les accusations qui pèsent sur son maître, accusations que Guillaume taxe de calomnies. Le roi était en prison depuis dix-huit mois, quand le poème lui parvint. Celui-ci doit donc se dater du mois d'octobre iSSj. Entre les deux dates de 1349 ^^ ^^ ^^^7 ^^ place un document qui, sans se rapporter à Guillaume lui-même, peut cependant fournir une preuve indirecte de son service auprès de Charles de Navarre : le 14 octobre i354, Jean de Machaut, le frère du poète, obtient un canonicat à Toul sur la demande de Charles, roi de Navarre ' . Il avait donc passé, lui aussi, au service du roi. Ces deux frères qu'on trouve ensemble chez le roi de Bohême, qui plus tard sont l'un et Tautre chanoines à Reims ^, qui sont enterrés dans la même tombe et dont les noms sont réunis de nouveau dans l'épitaphe, qui, par consé- quent, dans leur vie et jusque dans leur mort, sont intimement liés l'un à l'autre, ont dû évidemment servir ensemble ce roi de Navarre qui, dans le document conservé, récompense au moins l'un d'eux. Tout nous permet de supposer que Guillaume, aussi bien que Jean, servaient alors le même souverain. Après 1357, il n'est plus fait aucune mention de
1. A. Thomas, loc. citt, p. 329, n. î.
2. Le i3 septembre i355, Johannes de Machatidio prend pos- session in propria de la prébende 44 du chapitre de Reims {Livre rouge du chapitre, f" 291 r"). En février i358 il figure parmi les membres du chapitre (Varin, Arch, admin. de Reims, III, io3).
INTRODUCTION XXXIIl
Charles le Mauvais dans les œuvres de Machaut. Par contre, on y voit apparaître désormais des membres de la famille royale de France. Le silence du poète sur le roi de Navarre, — Guillaume ne lui accorde pas même un souvenir, lui qui jusque dans son dernier poème rappelle encore la mémoire de Jean de Bohême» de sa fille Bonne, du roi Charles V, — ce silence est-il l'œuvre d'un simple et pur hasard? Et l'apparition de Charles et de Jean, fils de Jean le Bon, à la place de Charles le Mauvais, est-elle toute fortuite? Charles de Navarre, bientôt après avoir repris sa liberté, s'était mis en guerre ouverte contre Charles, duc de Normandie, régent du royaume de France en l'absence de son père, et ce n'est qu'au mois de mars i365 qu'un traité défini- tif fut conclu entre eux à Avignon. Or, c'est précisé- ment durant la période de i358 à i365 que se placent les poèmes en question, où figurent les princes de la maison de France. Le fait est assez significatif pour permettre de supposer que Guillaume, fidèle au Navar- rais tant qu'on ignorait encore ses menées hostiles et funestes et qu'on pouvait croire à sa bonne foi, se détacha de son protecteur, quand celui-ci décou- vrit son jeu et se rallia ouvertement aux adversaires de la royauté française. Guillaume alors s'attache à ses seigneurs légitimes de la maison royale de France. Ce n'est pas que le sentiment patriotique du poète ait été ardent et vivace. On ne rencontre pas, en effet, dans l'immense étendue des œuvres de Machaut d'accent ému au spectacle des malheurs de la France que le poète pourtant a vus de bien près; on n'y trouve pas la moindre trace d'une joie causée par les exploits d'un du Guesclin ou par le relèvement du royaume, auxquels Deschamps s'est associé dans des vers vigou-
Tome i. c
XXXIV
INTRODUCTION
reux et presque éloquents. Dans le Confort d'ami, Guil- laume ne va-t-il pas jusqu'à féliciter le roi de Navarre de son emprisonnement lors de la bataille de Poitiers qui ne lui aurait valu que la mort, la captivité ou la honte de la fuite? Et lui-même, ne songe-t-il pas à quit- ter Reims devant la menace d'une invasion anglaise et ne se plaint-il pas des charges onéreuses que nécessite la défense de la ville? Les malheurs que Guillaume déplore, ce sont ceux dont il a à souffrir personnelle- ment : la peste de 1349 qui le menace de mort, ou les exactions des routiers qui désolent les campagnes fran- çaises et qui l'empêchent, lui, de voyager à sa guise. Nous avons bien un lai où il maudit Fortune qui a livré le roi de France aux mains des Anglais ; mais il est peu probable que ce poème qui ne figure que dans un seul manuscrit, notre ms. £*, et qui manque dans les exemplaires les plus complets, A et F-G, soit l'œuvre de Machaut. Guillaume, rimeur aimable et galant, ne se soucie guère plus de la politique que ne le fait un siècle plus tard le plus fameux et le plus doué de ses disciples, Charles d'Orléans. Mais la rupture survenue entre les rois de Navarre et de France mit le poète dans la nécessité d'opter pour l'un des deux par- tis ; il se décida pour la maison de France à qui appar- tenaient Reims et la Champagne.
Il est assez probable que Machaut ayant été au ser- vice de Bonne de Luxembourg a eu des rapports person- nels avec son mari, le roi Jean le Bon; cependant nous n'en avons pas de preuves certaines. L'abbé Lebeuf, et d'autres après lui, attribuent à Guillaume la charge de secrétaire de ce roi '. Mais dans les vers de la Prise
I. Méyn. de l'Acad. des Inscr. et Belles-Lettres^ XX, SqS.
INTRODUCTION XXXV
d^ Alexandrie \ sur lesquels se base cette affirmation, Machaut a certainement en vue le roi Jean de Bohême, et non Jean II de FVance. Dans un passage du Voir Dit où il est question du duc de Normandie ', il s'agit du futur roi Charles V, puisque le poème prend sa date aux environs de i364, et non de Jean, son père, comme le suppose Tarbé qui place la pièce en 1348. On a encore cité un autre témoignage d'où il ressortirait avec toute l'évidence désirable que Machaut avait en effet été nommé secrétaire du roi Jean le Bon. Cest une complainte de Guillaume. L'abbé Lebeuf, le pre- mier, s'en est servi dans ce sens ; Tarbé a reproduit cette hypothèse et Mas Latrie Ta adoptée sans discussion ', Machaut, s'adressant à un roi dont il est le secrétaire, se plaint à lui du comte de Tancarville qui lui a envoyé un cheval aveugle et boiteux. Cette « clameur » ne peut avoir été écrite qu'après 1 352, car à cette date seulement Jean II de Melun, souverain maître de l'hôtel du roi, devient comte de Tancarville. Mais il n'est pas néces- saire d'admettre qu'elle ait été composée avant i356, comme le veut Tarbé, par la raison que le comte fut fait prisonnier à Poitiers. Après son retour d'Angle- terre, Jean continua à jouer un rôle brillant à la cour jusqu'à sa mort survenue en i382. La pièce peut donc aussi avoir été écrite après la captivité du comte. Le poète s'y plaint de la goutte qui le tourmente et de l'affaiblis- sement de sa vue. C'est exactement son portrait du Voir
t. V. 83 1 ss. Machaut y parle, sans préciser, du bon roi qui le nourrit, « dont les os sont pieça pourris et dont Tame est en paradis ».
2. Voir Dit, p. i36.
3. Lebeuf, loc. cit. y p. 38 r; Tarbd, p. xxvi et 197; Mas Latrie, Prise d'Alexandrie, p. xvi, n. 2.
XXXVI INTRODUCTION
Ditf qui se place aux environs de 1364. Comme ici encore l'insécurité des routes due aux violences et aux exactions des « pilleurs » est pour lui une des raisons de ne pas se risquer hors de chez lui, ce fait place la com- plainte vers la même époque. Sans aller aussi loin que P. Paris qui, dans une note manuscrite (ms. A), adopte franchement la date de i365, on peut en tout cas consi- dérer la complainte comme écrite à peu près vers le même temps que le Fofr Dit. Mais quel est le roi rési- dant à Paris à qui s'adresse le poète et qu'il veut aller rejoindre en France? On peut écarter Charles de Navarre, l'un des seigneurs de Guillaume : à cette époque, ses rapports avec la maison de France étaient trop tendus pour permettre de supposer que, dans ce cas, il ait pu faire obtenir un cheval à Machaut par l'entremise du roi de France, seul autorisé à donner des ordres au comte de Tancarvillc '. Mais en P>ance même, on a le choix entre Jean le Bon, revenu d'An- gleterre, et son fils qui lui succède en 1364; la pièce peut être écrite aussi bien avant qu'après cette date, de sorte que la complainte, malgré les renseignements qu'elle fournit sur la personne du poète et sur ses rap- ports avec ses seigneurs, nous laisse dans l'incertitude sur le personnage royal dont il déclare ici avoir été le secrétaire. Il n'est pas permis, par conséquent, d'y trou- ver une preuve sûre des relations de Machaut avec Jean
I. L'autre supposition de P. Paris, à savoir que la complainte a été adressée au roi de Navarre en i358, est insoutenable par la raison que le comte de Tancarvillc était à cette époque avec le roi Jean enlAngleterre d'où il ne revint une première fois que pour peu de temps, au mois de mai 1 359, et définitivement avec son maître à la fin de l'année i36o, pour retourner de nouveau avec lui a Londres en janvier 1364.
INTRODUCTION XXXVII
le Bon. Ces relations ont sans doute existé; mais la seule preuve qu*on en puisse vraiment invoquer, le lai où le poète déplore la défaite de Poitiers et la captivité du roi, est un témoignage de médiocre valeur, comme nous l'avons fait voir plus haut.
Par contre, Machaut a fourni des preuves certaines de ses rapports avec au moins deux des fils du roi Jean, Charles, le futur roi de France, et Jean, duc de Berry. A différentes reprises, Guillaume, dans le Voir Dity nous parle du duc de Normandie qui le mande auprès de lui, chez lequel il séjourne pendant quelque temps, qui lui fait fête et honneur et le comble de beaux dons. « Fais suis », déclare-t-il, « de sa nourreture Et suis sa droite créature » ; il qualifie le duc de « mon droit seigneur. » Aussi, lorsque le régent, en i36i, se rend à Reims pour trancher le différend survenu entre les bourgeois de la ville et l'archevêque, il prend logis dans la maison canoniale de Machaut et c'est là qu'il convoque v les eschevins dudict Reims ' ». Ce sont ces rapports intimes du futur héritier de la couronne de France avec le poète qui font supposer que la plainte dirigée contre le comte de Tancarville a, en effet, été adressée à Charles après son avènement au trône. Machaut, naturellement, a dû assister au sacre de son maître à Reims « le jour de la Trinité, l'an mil trois cens soissante et quatre ' ». C'est à cette occasion qu'on aurait chanté la messe conservée parmi les œu- vres de Guillaume. L'abbé Rive, le premier, a fait cette supposition \ sans malheureusement nous
1. Voyez plus haut, p. xxv.
2. Prise d'Alexandrie^ V. 806-07.
3. « Une messe en musique... que l'on croit avoir été chantée au sacre de Charles V » [loc. cit. p. 11).
XXXVIII INTRODUCTION
faire connaître les données sur lesquelles il s'appuie. Celles-ci existent-elles seulement? Et n'est-ce pas là tout simplement une hypothèse hasardée sans aucun fondement? D'autres auteurs, Fétis, Mas Latrie, l'ont répété d'après lui, sans fournir la moindre preuve. Il s'agit donc ici d'un fait dont rien ne prouve l'exacti- tude et qu'on ne peut accueillir que sous toutes réserves. Ce sont encore des suppositions gratuites que celles de Tarbé prétendant que ses ennemis firent bannir le poète de la cour', ou que celle de Mas Latrie, prétendant qu'à l'époque où Charles devint roi de France, Machaut « prit le parti de fixer sa résidence loin de Paris et de vivre le plus qu'il pourrait dans ses propriétés de Champagne ou du Gâtinais "" ». En vérité, rien ne nous autorise à avancer des hypothèses de ce genre, qu'il faut définitivement écarter de la biographie du poète. Machaut, on l'a vu, jouissait de la faveur de Charles, duc de Normandie. Pourquoi n'aurait-il pas continué à en jouir après l'avènement de Charles au trône, même s'il ne nous en parle pas expressément?
Ce que nous savons des relations de Guillaume avec Jean de Berry, le frère du roi, peut confirmer ce que nous avançons ici. Ce prince ne paraît qu'une seule fois dans l'œuvre de Machaut : avec le poète, il est le per- sonnage principal du Livre de la Fontaine amoureuse. Ce poème ne peut avoir été commencé avant la fin de l'année i36o ^ Nous y assistons au départ d'un grand seigneur qui se rend comme otage en Angleterre, et ce
1. Loc. cit.t p. XXVIII, à cause des vers ; « a mon borgne oueil perçoi Qu'a court de roi chascuns y est pour soi «, dans la Com- plainte à Henri.
2. Loc. cit., p, XVI.
3. Voy. P. Paris, dans Iç Voir Dit, p. 53, n. 3 et p. 69, n. 1,
INTRODUCTION XXXIX
seigneur, l'anagramme à la fin de l'œuvre nous le révèle, est Jean, duc de Berry et d'Auvergne, qui alla à Londres au mois de novembre de l'année i36o. Jean vient de recevoir son titre de duc ; ce fut évidemment pour Machaut la raison d'écrire son poème à cette occasion. D'un autre côté, rien ne fait encore prévoir le retour du duc qui eut lieu vers la fin de l'année i362. C'est donc entre la fin de 1 36o et la fin de 1 362 que fut écrite la Fontaine amoureuse en l'honneur de Jean de Berry. Celui-ci ne paraît plus désormais dans les œuvres de Guillaume. Et pourtant leurs relations n'ont pas dû s'en tenir là; car dix ans plus tard, dans un document du i5 octobre 1371, « mestre » Guillaume de Machaut figure parmi les nombreux créanciers du duc *. Il s'agit très probablement de la gratification que Jean avait nécessairement dû allouer au poète pour son œuvre et qui n'aurait jamais été payée. Le plus beau des manus- crits des œuvres de Machaut, le manuscrit E (B. N. fr. 9221), a été exécuté pour ce même duc de Berry, grand amateur de livres et d'objets d'art. L'exemplaire, il est vrai, est trop fautif pour qu'on puisse supposer que Guillaume lui-même le lui ait offert; mais il remonte à une source plus ancienne, et c'est ce premier manuscrit que Guillaume peut avoir fait faire pour ce prince.
D'autres seigneurs encore paraissent dans l'œuvre de Machaut, sans qu'il soit possible d'établir si et quand le poète a eu avec eux des relations personnelles. Il devait forcément au moins les rencontrer dans l'en- tourage de ses protecteurs royaux, tel le comte de Tancarville dont il a déjà été question (voy. p. xxxv),
i. Prise d^ Alexandrie^ p. xvii» n. 2.
XL INTRODUCTION
tel monseigneur le duc de Bar qui, avec plusieurs autres seigneurs, logea à Reims dans la maison de Machaut lors d'un passage du roi Jean dans cette ville, sans doute en i363\ tel aussi monseigneur de Loupy,aubon sou- venir duquel le poète se fait rappeler par l'entremise de dames qu'il prétend n'avoir jamais vues et qu'il a cepen- dant longtemps servies, honorées et chéries\ Il s'agit ici sans doute de Raoul de Vienne, sire de Loupy, qui fut gouverneur du Dauphiné d'octobre i36i à septem- bre 1369. Le Voir Dit^ si riche en renseignements sur les rapports de Machaut avec la haute aristocratie, nous fait encore connaître un autre genre de relations qui, de la part d'un chanoine, peuvent paraître surpre- nantes. Le poète y raconte l'histoire de ses amours avec une jeune fille de haute et noble extraction. Un ana- gramme nous donne son prénom : Peronne ou Peron^ nelle^ ce qui est confirmé par Deschamps \ Il faut donc écarter le nom d'Agnès de Navarre, proposé par de Caylus et Tarbé. D'un second anagramme P. Paris * a cru pouvoir dégager le nom d'origine ou de famille : d' Armentières . Malgré les contestations de M. Su- chier ^ dont la solution est peu satisfaisante % et de
1. Voir Dit, p. 262 : Machaut à sa dame : « Monseigneur le duc de Bar et pluseurs autres seigneurs ont esté en ma maison. » Ibid., p. 259 : « Monseigneur le duc de Bar qui a geû en ma maison. »
2. Bal. 191 : « Mes dames qu'onques ne vi, Je vous pri Qu'a mon signeur de Loupy Faciez depri Qu'il li souveingne de mi... Car lonc temps vous ai servi Et oubeï Et honnouré et chieri De cuer d'ami. »
3. Œuvres complètes, III 259-60.
4. Voii' Dit, p. XX ss.
5. Zeitschrift fur rom. Philologie, XXI, 541-43.
6. Cf. Romanix, XXVII, i62-3.
INTRODUCTION XLI
M. Hanf ' qui ne voit dans le poème qu'une pure fiction sans fond réel, l'identification proposée par P.Paris est sans contredit jusqu'ici la meilleure et la plus accep- table. D'après ce poème, l'habit ecclésiastique n'em- pêche pas Machaut d'avoir aussi des relations avec des dames, et même, à en croire l'auteur, des relations très intimes. D'autres encore ont dû se partager le cœur du poète : il nous parle à diverses reprises de ses anciennes amours, et un anagramme dans une ballade nous donne le nom de Jehanne"". Enfin, le dernier grand poème de Guillaume est entièrement consacré à la mémoire de Pierre P'' de Lusignan, roi de Chypre et de Jérusalem. La Prise d'Alexandrie n'est autre chose que le récit minutieux et détaillé de la vie de ce seigneur depuis sa naissance jusqu'à sa mort et particulièrement de ses hauts faits d'armes en Orient dans ses guerres contre les Musulmans. A plusieurs reprises, Pierre était venu en France; il avait assisté au sacre de Charles V à Reims en 1364, fait que Machaut relève spécialement, et à cette occa- sion le poète l'avait peut-être approché. Mais il serait bien surprenant que Guillaume, dans ce long poème, ne nous eût pas clairement parlé de ses relations person- nelles avec Pierre, si elles avaient réellement existé. La carrière aventureuse et quelque peu romanesque de ce roi oriental et surtout sa mort tragique, un régicide, l'un des crimes les plus odieux et les plus atroces pour les consciences du moyen âge et qui causa dans l'Eu- rope chrétienne une émotion profonde, c'étaient là pour le poète des raisons suffisantes pour écrire un
1. Zeitschrift filr rom. Philologie, XXII, 145-96.
2. Zeitschrift fur rom. Philologie, XXX, 409.
XLII INTRODUCTION
poème à la Justification et à la gloire du roi. Si d'ail- leurs Machaut n'était pas directement en rapport avec Pierre lui-même, il connaissait au moins l'un ou l'autre de ses officiers et de ses serviteurs : il dit de Bermond de la Voulte, chevalier du Vivarais, chambellan du roi de Chypre, que chacun l'aimait et que lui, Machaut, l'aimait aussi ' ; Perceval de Cologne, autre chambellan du roi, était, d'après notre auteur, bien connu à Paris '', ce qui implique évidemment que Machaut le connais- sait également. Tarbé et P. Paris ont émis Thypothèse que le Dit de la Marguerite a été composé par Machaut pour le roi de Chypre, le premier rappelant que Pierre de Lusignan fit bâtir dans l'île de Chypre une maison de plaisance qu'il nomma La Marguerite \ l'autre inscrivant cette note sur un manuscrit de Machaut, sans dire ses raisons. Mais aucun des poètes de l'époque n'a manqué de chanter la marguerite, Froissart aussi bien que Deschamps, unissant dans ce même nom Téloge et de la fleur et de leur dame qui s'appelait ainsi; Machaut lui-même, dans le Dit de la Fleur de Lis et de la Marguerite^ traite une seconde fois ce sujet. Il n'y a donc là rien qui vise tout particu- lièrement le roi de Chypre. Mais dans le corps même du poème, il est dit qu'alors même que le poète est en Chypre ou en Egypte, son cœur continue à habiter en sa marguerite. Pierre de Lusignan pourrait, en effet, s'exprimer ainsi; mais il nous semble que ce n'est là qu'un lieu commun de la poésie amoureuse, et l'on aurait tort d'attribuer à ces mots un sens plus précis et
1. Prise d'Alexandrie, v. 3668.
2. Ibid.^ V, 7612.
3. Loc, cit., p. XXIX, n. i.
INTRODUCTION XLIII
une signification littérale, et de voir, par conséquent, dans ce poème la preuve de relations personnelles entre le roi de Chypre et le chanoine de Reims.
Le 17 janvier 1369, eut lieu l'assassinat de Pierre de Lusignan qui inspira à Machaut sa Prise d'Alexandrie, C'est son dernier poème de longue haleine. En 13/2, le poète habitait encore sa maison canoniale à Reims. Il mourut au mois d'avril de Tannée 1377', et fut enterré dans son église, la cathédrale de Reims ; son frère Jean partagea sa tombe sans qu'on sache s'il mourut le premier. C'est ce que nous fait savoir leur épitaphe, gravée sur une plaque de cuivre, fixée à un pilier de la cathédrale et disparue sans doute à l'époque de la Révolution. Elle débute par ces vers :
Guillermus de Machaudio Suusque Johannes frater Sunt in loco concordio Juncti, sicut ad os crater etc. '.
1. Manuscrit de J. Weyen, f. 284 r* : « Obiit canonicus remensis april. 1377 » (Tarbé, p. xxxiv).
2. Le texte en est donné par J. Weyen dans son manuscrit. Il a été publié par Tarbé, p. 184-85, et depuis par le D»" H. Vincent, Les inscriptions anciennes de V arrondissement de Voui^iers ^Reims, 1892), p. 266-68 (avec un commentaire) et par H. Jadart, Les inscriptions de Notre-Dame de Reims (Reims, 1907), p. 255- 56 (Communication de M. Demaison).
XLIV INTRODUCTION
III LES MANUSCRITS
La présente édition des œuvres de Guillaume de Machaut est faite d'après les manuscrits suivants :
Paris, Bibl. Nat. f. fr. 1584=:^ (xiv* siècle).
— — — i585=5 (xiv«s.).
— — — i586 = C (xvc s.).
— — — i5Sj=zD (xv* s.).
_ ^ — g22ï = E (xive s.).
_ __ ^ 22545== F (xiv's.).
— — — 22546 = G (xiv* s.) ',
— — — 843 = M (xvs.).
Berne, 218 =K (xiv' s.).
Paris, Bibl. de l'Arsenal 52o3 ..= J (xiv' s.).
Tous ces manuscrits dont nous nous réservons de donner une description détaillée plus tard, contiennent exclusivement des œuvres de Machaut. Nous n'avons pas consulté un autre manuscrit qui appartient à la famille de Vogué et dont Mas Latrie a donné une courte description dans son édition de la Prise d'Alexandrie (p. xviii-xix). Nous le désignons par la lettre V.
Des œuvres isolées de notre poète, mêlées à des pro-
I. Les deux manuscrits F et G né forment en réalité qu'un seul et même manuscrit, divisé en deux volumes. L'abbé Rive (dans Laborde, Essai sur la musique, IV) en a donné une description assez exacte et suffisamment complète.
INTRODUCTION XLV
ductions étrangères, se trouvent encore dans les manus- crits suivants :
Paris, Bibl. Nat. f. fr. SSi = H (xv^ s.) : une partie du recueil des ballades sans musique.
Paris, Bibl. Nat. f. fr. 2166 = P (xV^ s.) : Le Juge- ment dou Roy de Behaingne.
Paris, 'Bibl. Nat. f. fr. 2 2 3o = -R(xve s.) : Le Juge- ment don Roy de Behaingne.
Berne, A 95 = 5 : fragment du Confort d'ami.
Clermont-Ferrand, 249 = T : Dit de la Harpe \
L'examen complet des rapports qu'ont ces manuscrits entre eux ne pourra être fait en détail qu'après la publi- cation de l'œuvre entière de Machaut. Pour le moment, nous nous bornerons à exposer brièvement la filia- tion de ces manuscrits telle qu'elle résulte des textes publiés dans ce premier volume, nous réservant de faire connaître plus tard, dans l'étude d'ensemble, les faits sur lesquels se base notre classification.
Le Prologue ne se trouve en entier que dans les manuscrits A et F ; la première partie, c'est-à-dire les quatre ballades, existe seule dans E et H.
Le Dit dou Vtrgier paraît dans les manuscrits ABC DEFMKJV.
Le Jugement dou Roy de Behaingne figure dans les mêmes manuscrits que le Dit dou Vergier, et, en plus, dans P et R.
I . Signalé par M. P. Meyer dans le Bulletin de la Société des anciens textes^ XV (1899), 1 14. Des refrains, publiés par le même savant [ibid.^ I, 1874, 2 5 ss.)^ font supposer qu'il y a encore quelques poésies lyriques de Machaut dans un manuscrit français de Westminster Abbey sur lequel nous n'avons pu obtenir de renseignements plus préciSi
XLVI INTRODUCTION
Le Jugement dou Roy de Navarre ne se trouve que dans les manuscrits ABDEFMV.
Un premier groupe (a) est formé par les trois manus- crits A^ F-G et M. Les manuscrits A et F-G sont les plus riches et les plus complets de tous; leurs leçons sont d'ordinaire les meilleures; ils semblent avoir été écrits l'un et l'autre du vivant du poète, peut-être même sous sa surveillance. Ils forment, par conséquent, la base de toute édition des œuvres de Machaut. Indépen- dants l'un de l'autre, ils remontent nécessairement à une source commune [à] qui pourrait bien être le manuscrit personnel de Machaut dont le poète nous parle dans le Voir Dit, c'est à-dire O, le manuscrit ori- ginal. M oscille entre les deux, sans dépendre plus directement de l'un que de l'autre ; dans quelques rares cas il s'écarte même complètement du groupe a et offre les leçons du second grand groupe (^), formant ainsi en quelque sorte un intermédiaire entre a et p. Il ne sau- rait, dans ces conditions, dériver directement de l'ori- ginal; il ne pourrait en provenir que par l'intermédiaire d'un manuscrit perdu, m.
Les autres manuscrits BDEKJ forment ensemble le groupe p. Parmi eux, les deux manuscrits B et D sont plus étroitement apparentés, sans cependant dériver l'un de l'autre. Ils ont une source commune [b) qui, quoique généralement d'accord avec EKJ, s'accorde aussi quel- quefois avec le groupe a contre les autres manuscrits du groupe p. Comme m, b joue donc un rôle d'intermé- diaire entre a et p, mais, différent en cela de m, il est plus près de p. Le manuscrit B a subi plus tard, au xve siècle, des corrections de seconde main ; nous les désignons par BK On les reconnaît à l'encre plus foncée. Ces corrections ne tendent généralement qu'à un rajeu*
INTRODUCTION XLVII
nissement de rorthographe et de la flexion ; rarement, la leçon primitive a été changée, sauf dans le cas de fautes évidentes \
AT et J, de leur côté, sont étroitement apparentés Tun à l'autre. / dérive directement de K. Pour l'établisse- ment du texte, ils peuvent compter pour un seul manus- crit, puisque J n'est que la reproduction pure et simple de K.
E est le plus complet des manuscrits du groupe p et, comme exécution, le plus beau de tous nos manus- crits; malheureusement, il est loin d'être le meilleur; ses leçons sont souvent mauvaises, sa valeur pour la constitution du texte est médiocre. Dans Tordre des pièces, il s'écarte parfois et de p et de a; dans ses leçons, il se rapproche beaucoup de K et de J, Il offre une parenté plus étroite encore avec le manuscrit i/, dont il ne nous est resté qu'un fragment. E et H ne dérivent pas l'un de l'autre; ils exigent l'admission d'une source commune [e). C'est cet e qui devait déjà offrir des leçons communes avec iiTet /; aussi e e\K[J) font-ils supposer une source commune [k). Ce sont donc les groupes b et k avec leurs dérivés qui forment ensemble le groupe p.
Enfin le manuscrit C ne rentre dans aucun des deux groupes. Dans certaines parties il s'accorde avec a, dans d'autres avec p. Dans l'ordre des pièces, il diffère abso- lument de tous les autres manuscrits ; il ne remonte en tout cas pas directement à l'original. Il ne semble pas avoir été copié d'après un seul manuscrit, mais plutôt avoir été composé de pièces isolées qui ont dû exister à
I. Le manuscrit F doit rentrer dans le groupe 6, à en juger par le contenu et l'ordre des pièces donnés par Mas Latrie. Il est en cela en tous points d'adCord avec B.
XLVIII INTRODUCTION
côté des œuvres complètes de Mâchant (les manuscrits P et R en fournissent la preuve) et qui ont été réunies par quelque amateur de poésie dans un recueil c, d'où C est dérivé ; car l'uniformité d'exécution de C ne permet guère d'admettre que ce soit ce manuscrit lui-même qui ait été le premier recueil de ce genre.
Parmi les manuscrits qui ne contiennent que des œuvres isolées de Machaut, H est tout près de is*, comme nous Tavons établi plus haut déjà. R est apparenté à EKJ^ sans toutefois dériver de l'un de ces manuscrits. Nous devons, par conséquent, le rattacher à leur source commune /r, peut-être, vu sa date assez récente, par un intermédiaire r. P se montre assez étroitement lié à C; mais des divergences assez sérieuses l'en éloignent suffi- samment, pour nous obliger à admettre pour eux une source commune c, ce qui confirme le résultat de nos recherches sur C. Voici donc le tableau généalogique des manuscrits de Machaut :
o
ià) |
j«r |
m 1 M |
b |
— |
e |
k 1 {R) |
||
F-G A |
B [B') D |
F(?) |
K \ J |
(P)
Les signes a et p ne désignent pas nécessairement quelque manuscrit perdu qui serait la source commune des manuscrits conservés que nous plaçons sous ces lettres; ils servent plutôt à faire voir d'une façon plus nette les deux grands groupes de manuscrits que nous avons cru pouvoir reconnaître. De même a, comme nous l'avons déjà dit, source d'où dérivent A et F-G,
I
INTRODUCTION XLIX
n'est peut-être tout simplement rien autre que l'ori- ginal lui-même dans la dernière phase de son déve- loppement. Par conséquent, comme manuscrits pro- cédant immédiatement du manuscrit original, nous comptons ceux ' que nous avons désignés par les lettres m, b et k (manuscrits perdus), A et F- G (manus- crits conservés); quant à c, la question reste pendante. Mais si ces manuscrits si différents l'un de l'autre remontent tous au même original, comment expliquer leurs divergences? En voici l'explication dont nous aurons à donner les raisons plus tard : O, l'original, était sans doute le manuscrit qui appartenait à Machaut lui-même et où il mettait « toute ses choses », comme il nous le fait savoir dans le Voir Dit. Or, ce manuscrit, naturellement, ne fut constitué que peu à peu, au fur et à mesure que le poète achevait ses poèmes et les insérait dans la collection de ses œuvres. C'est d'après son propre manuscrit que Machaut lui-même, à diverses reprises, fit exécuter des copies destinées à ses protec- teurs et seigneurs ; telle la copie dont il nous parle au début du Voir Dit et qui, par conséquent, ne pouvait contenir que des œuvres antérieures à 1364. Il existait donc du vivant même du poète des manuscrits qui ne contenaient qu'une partie de ses œuvres, partie plus ou moins considérable selon l'époque où ils furent écrits, d'après l'état plus ou moins avancé de l'original de Guillaume. Ces copies présentaient les œuvres de Machaut dans les différentes phases de leur déve* loppement, et les manuscrits que nous possédons encore aujourd'hui reproduisent en quelque sorte quelques-unes au moins de ces étapes dans le progrès de l'œuvre du poète. La première de ces étapes est représentée par le manuscrit C» une seconde par le
Tome I. d
L INTRODUCTION
groupe p ', une troisième par M, enfin la dernière par A et F'G. Nous avons là comme plusieurs éditions d'un même recueil, des éditions considérablement aug- mentées l'une- par rapport à l'autre, et aussi revues et corrigées par le poète lui-même dans le texte qu'elles offrent.
Pour la constitution du texte, il faut, par conséquent, s'attacher aux manuscrits les plus complets, qui con- tiennent en quelque sorte la dernière rédaction des œuvres de Machaut, la forme définitive que l'auteur voulait leur donner : ce sont A et F-G, Aux leçons com- munes à ces deux manuscrits on donnera la préférence sur toutes les autres; non pas que celles-ci soient néces- sairement fautives ou moins bonnes {comme celles de A et de F-G, elles peuvent être dues à Machaut lui- même) ; mais le poète, dans les éditions plus récentes, les a rejetées et remplacées par d'autres qui lui parais- saient préférables. Y a-t-il par contre désaccord entre A et F-G, c'est la leçon commune à l'un de ces deux ma- nuscrits et aux manuscrits du groupe p qui prévaudra généralement, les copistes de A et de F-G n'étant pas infaillibles. Quelquefois même la leçon que donne l'en- semble des manuscrits demande à être corrigée. Dans le groupe p, ce sont B et D qui donnent les leçons les plus sûres; dans E [H] et K (J) les copistes ont très souvent introduit des leçons qui leur sont personnelles et qu'on a le droit de rejeter sans examen. L'accord
I. Dans le groupe p, les manuscrits E et H paraissent s'opposer à ce que nous avançons ici, car ils contiennent plus de matière qu'il ne pouvait s'en trouver dans b ou. k (par exemple, une partie du Prologue). Mais ce sont là des manuscrits plus récents, écrits après la mort de Guillaume ; les parties plus nouvelles ont été ajoutées plus tard d'après d'autres manuscrits plus complets.
INTRODUCTION . U
entre A F-G et B D nous offre la garantie de la bonne leçon ; en cas de désaccord, A + BD prévaudront géné- ralement contre F-G, F-G -f- BD contre A, A +F-G contre BD. Ce n'est là qu'une règle générale qui, comme toute règle, a ses exceptions.
Pour Torthographe, nous avons, comme pour le texte, suivi les manuscrits A et F-G datant de la seconde moite du xiv^ siècle et ayant été écrits du vivant du poète qui en a sans doute surveillé l'exécu- tion. Nous n'avons pas tente l'essai inutile et in- fructueux d'unifier la graphie de notre texte; mais nous avons donné dans les variantes les graphies d'A ou de F-G, quand pour quelque raison nous avons cru devoir nous en écarter. Quant aux autres manuscrits, nous n'en donnons que les variantes de sens; les parti- cularités de leur orthographe seront relevées en détail dans la description que nous donnerons plus tard de ces manuscrits. C'est ailleurs aussi que nous présente- rons le résultat de notre étude sur la langue du poète.
I
LII INTRODUCTION
IV ' LES ŒUVRES
Ce n'est ici ni le lieu ni le moment de juger dans son ensemble Tœuvre de Machaut et de déterminer la place qui lui revient dans l'histoire littéraire. Les œuvres de Guillaume de Machaut que nous nous proposons de publier, à l'exception du Voir Dit et de la Piise d'Alexandrie qui ont fait l'objet de publications séparées facilement abordables, occupent dans la littéra- ture française du moyen âge une place considérable; elles se partagent nettement en deux catégories différentes ; les poésies lyriques, comprenant les ballades, rondeaux, virelais, lais, complaintes et motets, et les poésies nar- ratives et didactiques, c'est-à-dire les dits. C'est par ceux-ci que doit commencer l'édition des œuvres de Machaut d'après « l'ordenance que Guillaume de Ma- chaut vuet qu'il ait en son livre » '. Nous nous bor- nons en tête de ce premier tome à faire figurer les notices des poèmes qui y sont publiés. On retrouvera de même dans chacun des volumes suivants les obser- vations nécessaires relatives aux pièces qu'ils contien- dront.
/» — Le Prologue.
Dans les meilleurs manuscrits, qui sont en même temps les plus complets, les manuscrits A etF-G^ le
1. Termes de la rubrique qui précède la Table de notre ma- nuscrit A.
2. Les manuscrits £" et // ne contiennent du Prologue que les ballades> et tton la partie en rimes plates.
INTRODUCTION LUI
recueil des poésies de Machaut est précédé de plusieurs pièces en vers, dont l'ensemble forme comme la pré- face, le Prologue, des œuvres complètes du poète ' . Ce Prologue comprend quatre ballades et une courte pièce de 184 vers octosyllabiques en rimes plates. Les ballades forment deux groupes : dans le premier, Nature offre à Guillaume ses enfants Scens, Retorique et Musique j afin de lui faciliter son œuvre de poète, et Machaut répond en la remerciant; dans l'autre, i4moMr5 lui présente Dous Penser^ Plaisance et Espérance qui lui fourniront la matière de ses chants, et Guillaume remercie encore de cet autre don. Dans la partie en rimes plates, le poète, s'étendant sur la valeur des dons de Nature et d'Amours, en profite pour exposer ses théo- ries littéraires : il énumère les différents genres poé- tiques qu'il cultive (v. 11- 18); il prouve que la pratique de la poésie rend l'homme bon et joyeux (v. 26-84); ^1 vante les mérites de Musique, citant à l'appui des exemples bibliques et mythologiques (v. 85-146); il dénombre les variétés de rimes que lui enseigne Rhétorique (v. 147-158); et finalement, pour obéir à Nature et à Amours, et pour plaire aux dames, il annonce qu'il va commencer le Dit dou Vergier, Ces derniers vers paraissent rattacher le Prologue au Dit dou Vergier qui est, comme nous le ferons voir ail- leurs, le premier et le plus ancien des dits de Machaut. Dans ce cas, cette introduction aurait été écrite, avant
I. Tarbé avait déjà donné ce titre de Prologue à l'ensemble de ces premières poésies qui ouvrent l'œuvre de Machaut. Le mot ne se trouve que dans la Table du manuscrit E : Cy fine le pro- logue. C'est là que nous nous sommes permis de prendre cette désignation aussi exacte que commode qui n'a qu'un défaut celui de ne pas provenir de Machaut lui-même. '
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LÏV INTRODUCTION
même que le poète n'ait commencé son véritable travail littéraire. Or, cela ne peut être; au contraire, l'auteur, lorsqu'il écrivait ces vers, avait sous les yeux son œuvre poétique tout entière, ou au moins à peu près terminée, et c'est sur Tensemble de ses productions ly- riques, sur ses dits, sur ses compositions musicales, que porte le jugement qu'il émet dans le Prologue. La preuve matérielle de ce fait est donnée dans notre manuscrit A. D'après l'ancienne pagination, ce ma- nuscrit commençait par le Dit dou Vergier ; lorsqu'il fut complètement terminé, on en dressa la table, qui fut placée en tête du volume. Mais le même cahier, qui par suite n'a pu être écrit qu'après la constitution définitive du manuscrit, contient aussi le Prologue. Celui-ci, par conséquent, a été composé, comme la table, au moment où l'activité littéraire et poétique de Mâ- chant touchait à sa fin. Cela est confirmé par l'absence du Prologue dans les manuscrits BDVKJ : les'sources d'où dérivent ces manuscrits remontent à une époque où Machaut n'avait pas encore écrit son Prologue^ comme le prouve aussi l'état incomplet de ces manus- crits, où manquent les dernières oeuvres du poète. Une autre raison qui empêche encore d'admettre entre le [Prologue et le Dit dou Vergier une relation plus étroite est que dans le Dit dou Vergier il n'existe ni poésie lyrique, ni musique, tandis que le Prologue s'étend longuement sur ces deux points. En écrivant son Pro- logue^ Machaut n'a donc pas eu en vue ce Dit dou Vergier^ mais bien Tensemble de ses œuvres, ^e Prologue est comme un raccourci de toute l'œuvre du poète, tant dans la forme que dans le fond : les ballades représentent sa poésie lyrique, la partie ; en rimes plates sa poésie narrative et didactique; on
INTRODUCTION LV
y trouve des allégories empruntées au Roman de la Rose et des « exemples » tirés de la Bible ou des auteurs an- ciens, qui servent à instruire le lecteur et à prouver les assertions de l'auteur; et c'estle poète lui-même, nommé en toutes lettres, qui occupe le premier plan de Paciion et qui nous entretient de ses idées et de ses sentiments personnels. Or, ce sont bien là les trois éléments prin- cipaux de la poésie de Machaut : Tallégorie, le récit biblique ou mythologique, et l'attribution du rôle principal à la propre personne du poète en un bizarre mélange de fiction et de réalité. Ainsi, le Prologue suffit déjà à nous faire connaître dans ses grandes lignes le poète et son œuvre.
//. — Le Dit dou Vergier.
Le P/'o/o^«e datant des dernières années de Machaut, c'est le Dit dou Vergier qui ouvre la série de ses dits. Le poète lui-même, d'après les derniers vers du PrO" logue^ veut que ce dit soit placé en tête de ses œuvres, et c'est bien, en effet, une œuvre de jeunesse, sans doute le premier essai littéraire de longue haleine du jeune poète '. La place qu'il occupe ', l'absence de l'ana- gramme habituel où le poète se nomme \ l'infériorité
1. Ce n'était pas l'avis de Tarbé qui dit expressément (/. c, p. xi) : « Le Dit du Vergier ne nous paraît pas une œuvre de jeunesse; c'est un second prologue »..
2. Nous espérons démontrer ailleurs que les dits — et sans doute aussi les poésies lyriques de Machaut — se succèdent dans l'ordre chronologique. Le Dit dou Vergier occupant la première place serait donc le plus ancien des dits du poète.
3. L'anagramme ne pouvait avoir une raison d'être qu'à partir du moment où le poète avait acquis un certain renom. Il est
LVI INTRODUCTION
technique de ce poème par comparaison avec les autres dits', enfin son contenu auquel manque presque com- plètement la note personnelle et originale qu'on trouve par tout ailleurs, tout cela contribue à nous confirmer dans cette pensée que le Dit dou Vergier marque le début littéraire de Machaut.
Comme tous les poètes de son époque, Guillaume de Machaut a subi l'influence profonde du Roman de la Rose. Son Dit dou Vergier n'est qu'une imitation ser- ^ ville du chef-d'œuvre de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun; il lui emprunte et ses principaux éléments et sa donnée fondamentale. C'est, de même que dans son grand modèle, une vision que le poète raconte. Cette ^ vision, il l'a eue dans ce merveilleux verger d'Amours où se passait aussi l'action du Roman de la Rose. Guil- laume y rencontre le Dieu d'Amours accompagné de les servantes et servants que lui avait déjà attribués Guillaume de Lorris : Franchise^ Pitié^ etc. Le dieu lui énumère toutes ses qualités et dépeint sa puis- sance, en expliquant les attributs symboliques dont
assez probable que dans son premier poème cette façon de se déclarer Tauteur de la pièce n'a pas dû venir à Guillaume , alors inconnu.
I. C'est notamment par la pauvreté des rimes que le Dit dou Vergier se distingue des autres poèmes de Machaut. La propor- tion des rimes léonines dans le Dit dou Vergier est de 19 0/0, dans le Roy de Navarre de 35 0/0, dans le Remède de Fortune de 3i 0/0, dans le Dit dou Lion de 34 0/0. Ajoute-t-on les rimes féminines, considérées comme léonines par les poètes du moyen âge, leur nombre n'atteint que 5o 0/0 dans le Dit dou Vergier contre une moyenne de 71 à 840/0 partout ailleurs, Les rimes suffisantes dans le Dit dou Vergier sont de 14 0/0 dans le Remède de Fortune de 3 0/0, dans le Roy de Navarre et le Dit dou Lion de 0,4 et 0,6 0/0.
INTRODUCTION
LVII
il était déjà revêtu longtemps avant notre poète. Le sujet principal du récit est la description de la lutte de ses partisans contre ses ennemis bien connus: Danger ^ Peur, HontBy et la victoire finale du dieu. Tous ces éléments — et c'est là à peu près tout le poème —, Machaut les a empruntés au Roman de la Rose \ Mais, en les combinant, il est resté inférieur au modèle dont il s'inspirait. L'heureuse idée de Guillaume de Lorris, de remplacer un exposé froid et morne par une action vivante et mouvementée, Machaut l'a abandonnée : tout son poème n'est, sauf l'introduction et le dénouement, qu'un seul et interminable discours du Dieu d'Amours^ une simple énumération de règles et de préceptes, vérir table œuvre d'école sans originalité, sans note intime, ni personnelle. Nulle part ailleurs, Machaut ne se mon- trera, comme ici, simple et médiocre imitateur d'un remarquable modèle.
Cependant, quelques rares changements introduits dans les emprunts faits au Roman de la Rosey déno- tent déjà les traits caractéristiques de Machaut. A la place du personnage abstrait de l'Amant, créé par Guil- laume de Lorris, le poète du xiv*' siècle met sa propre
I. Certains vers du Dit don Vergier sont presque des emprunts directs au Roman de la Rose, p. es. les vers 65-66 : « Je ne say que ce pôoit estre Fors que le paradis terrestre», qui répètent ces vers de Guillaume de Lorris : « Et sachiez que je cuiday estre Pour voir en paradis terrestre », ou bien les vers 38-39 : « ..tous seus, sans conduit M'en alay parmi le vergier », dans le Romande la Rose: « Si m'en alay seus esbatant Par le vergier de ça en la ». Ailleurs, dans son Dit de la Rose, Machaut résume en io6 vers la donnée fondamentale du roman de Guillaume de Lorris, dont il conserve alors l'allégorie, abandonnée dans le Dit dou Ver- gier. Il nous montre par là, ce qu'on devait supposer <3j?n*or/, qu'il avait étudié à fond ce roman.
LVIII . INTRODUCTION
ypersonjie : c'est avec Guillaume lui-même que s'en- tretient le Dieu d'Amours, et ce sont les questions du poète qui provoquent les explications du dieu. Ce n'est pas là précisément une innovation de Machaut; déjà d'autres poètes avant lui s'étaient ainsi mis eux-mêmes en avant en des œuvres qui gravitaient également dans l'orbite du Roman delà Rose. Mais le fait mérite d'être signalé, parce qu'il répond à cette tendance si parti- culière de notre poète de s'attribuer à lui-même un rôle, et le plus souvent le rôle principal, dans ses poèmes. Le but que Machaut poursuivait ainsi était de donner à ses fictions poétiques une plus grande apparence de Véalité. C'est le même souci qui l'incite à émailler ses poèmes de traits empruntés à la vie réelle, de petits dé- tails propres à donner à ses inventions le caractère de quelque chose de vrai, de vécu. Le Dit dou Ver- gier nous en offre un exemple dans la façon dont Machaut raconte son réveil après sa conversation avec le Dieu d'Amours. Celui-ci, qui, pendant la conversa- tion avec le poète, était perché sur un arbrisseau, dispa- raît finalement, en s'élançant dans les airs. Le mouve- ment est assez violent pour ébranler tout l'arbre, si bien que la rosée en tombe sur le visage du dormeur et le tire de son rêve, du « transissement » où il avait été si longtemps. Il est tout étonné de ne plus rien trouver de ce qu'il avait vu et entendu; heureusement, il lui reste les leçons et les exhortations du dieu. Qu'on compare ce réveil de Machaut au brusque dénouement que Jean de Meun donne au Roman de la Rose^ et l'on verra sans peine qu'ici notre auteur est supérieure son modèle. L'étude des œuvres suivantes prouvera que ce mélange ^-4^ fantaisie et de réalisme, comme on le rencontre ici déjà, est l'un des traits caractéristiques du génie poé-
INTRODUCTION LIX
tique de Machaut. et qu'il lui doit parfois des effets heureux et charmants.
///. — Le Jugement dou Roy de Behaingne.
D'après la place qu'il occupe dans tous nos bons manuscrits, le Jugement dou Roy deBehaingne est le deuxième en date des grands poèmes de Machaut. Il fut composé du vivant de Jean de Luxembourg, roi de Bohême, c'est-à-dire avant 1346 '. Le quatrième dit de Guillaume, le Dit dou Lion^ étant écrit en 1342, il faut placer notre Jugement a'^ant cette date \ Cette date se trouve confirmée, assez vaguement du reste, par ce fait que le poète nomme Jeunesse parmi les personnages allégoriques qui entourent le roi et qui personnifient ses qualités. Or, le roi Jean est né en 1296; par consé- quent, le poème peut parfaitement remonter encore à quelques années avant 1342, peut-être même avant 1 340, année où Machaut est en possession de son cano- nicat et réside à Reims, loin du roi.
L'étude des rimes, d'un secours si utile pour le Dit dou Vergier, ne peut rien nous apprendre ici; carie poème n'est pas écrit dans la forme ordinaire des dits de Machaut, en vers octosyllabiques à rimes plates, mais dans une forme demi-strophique ^ qui ne reparaît
1. Seul notre manuscrit M semble s'opposer h cette hypothèse; car le titre porte dans ce manuscrit : Jugement dou Roi de Be- haingne dontDieus ait Vante. Mais le manuscrit date du xv« siè- cle, et le titre doit être mis au compte du copiste. Tarbé, cependant, s'est laissé induire en erreur et place le poème entre i347 et 134g.
2. Voyez plus haut, p. xxviii.
3. C'est la forme que M. Grôber {Grundriss, II, i, 706) appelle Privilegstrophe, et M. Suchier, Richeutform {Geschiclite der fran:^, Literatur, p. 21 5).
tX INTRODUCTION
plus ailleurs sous la plume du poète, sauf, avec quelques modifications, dans certaines pièces lyriques, les Com- plaintes '. La strophe se compose de quatre vers : les /trois premiers, de dix syllabes, sont reliés entre eux par la même rime; le quatrième n'a que quatre syllabes et introduit une nouvelle rime qui est reprise par les trois grands vers de la strophe suivante ; et puis le ^atrième vers, plus court, amène de nouveau une autre rime répétée dans les vers décasyllabiquesqui lui succèdent, etc.,(aioaioaiob4 — biobiobioC4 — CioCioCiod4,etc.).Les strophes, de cette façon, sont indissolublement enchaî- nées l'une à l'autre en une suite ininterrompue d'après le principe qui préside au système plus ingénieux encore de la ter:^a rima de la Divine Comédie \ La même rime paraît quatre fois de suite; il était donc bien plus malaisé pour le poète de construire des vers à rime riche, et on ne saurait raisonnablement comparer les rimes de ce poème à celles des autres dits.
Le Jugement doit Roy de Behaingne rentre dans la catégorie des débats amoureux, « sortes de développe- ment tout nouveau des anciens jeux-partis » '\ Une dame dont l'amant vient d'être enlevé par la mort, et un seigneur, trahi et délaissé par son amie, prétendent chacun avoir plus à souffrir que l'autre. La querelle, sur le conseil de Guillaume, est portée devant le roi de Bohême et tranchée en faveur du chevalier. Dans les
1 . Le Dit doit Cerf blanc écrit dans la même forme ne peut être l'œuvre de Machaut. Il ne se trouve que dans notre manus- crit J et manque dans nos bons manuscrits.
2. Si l'on ne retrouve plus cette forme chez Machaut, on la rencontre chez Froissart, chez Christine de Pisan et ailleurs ; elle a donc évidemment joui d'une certaine faveur auprès des poètes de cette époque.
3. G. Paris, François Villon {igoï), p. 92.
INTRODUCTION LXI
cercles courtois du moyen âge, on raffolait de ces pro- blèmes de casuistique amoureuse ; on ne les traitait pas seulement en jeux-partis, on leur consacrait aussi des poèmes de plus d'étendue et de caractère narratif. Le cas le plus fameux et le plus souvent débattu était celui de savoir si, pour une dame, il était préférable de don- ner son amour à un clerc ou à un chevalier. Cette question était discutée en langue latine dès le commen- cement du xii^ siècle (notamment dans VAltercatio Phillidis et Florae et dans l'ouvrage d'André le Chape- lain) ; elle se retrouve dans plusieurs poèmes français (Florence et Blanche/Ior^ Hueline et Aiglantine, Me- lior et Idoine) \ Dans VAltercatio et dans les œuvres françaises, le sujet est toujours traité de la même manière : la discussion naît entre deux dames, dont l'une aime un clerc, l'autre un chevalier; la décision estj donnée à la cour du Dieu d'Amours, soit immédiate-j ment parle dieu lui-même, soit à la suite d'un duel ju- diciaire entre deux oiseaux de la cour ; le poète, le plus souvent, assiste ou rêve d'assister en cachette aux événements. Machaut a fidèlement suivi ces données fondamentales dans son poème. Il n'a donc pas inau- guré ce genre, comme l'a dit G. Paris'; mais ilya introduit certaines innovations, et c'est certainement lui qui l'a en quelque sorte rajeuni.
Ces modifications sont un nouveau trait bien carac- téristique de l'œuvre de Guillaume. Il ne reste pas témoin impassible de l'aventure ; il prend lui-même part à l'action : c'est lui qui propose l'arbitrage du roi de Bohême, après avoir entendu dans sa cachette toute
I. y oy. Romani a, XXXVII j 221 ss» 2i Loc.'j:it., p* 92.
LXII
INTRODUCTION
la discussion, et qui introduit auprès de son maître les deux parties adverses. Au lieu du Dieu d'Amours, c'est le roi Jean de Luxembourg, personnage historique, réel et vivant, qui prononce le jugement. L'élément
"allégorique passe au second plan ; on ne le retrouve plus que dans les personnages dont se compose la cour du roi, dans lesquels le poète a personnifié les qualités et les vertus qu'il attribue à son seigneur (Amours^ Jeu- nesse^ Hardiesse^ etc.). Les deux principaux interlocu- teurs, la dame et le chevalier, ne sont, eux aussi, que de pures abstractions, comme l'Amant de Guillaume de Lorris. Mais les personnages du roi de Bohême et de son secrétaire placent le poème en pleine réalité. De même, le théâtre de l'action est transporté du royaume imaginaire du Dieu d'Amours dans le site bien réel de Durbuy, domaine appartenant au roi Jean, dont le poète
-~^onne une description très exacte. Dans de nombreux détails de mise en scène, on retrouve toujours le même souci de donner au récit une apparence de vérité et de réalité. C'est par exemple le cas pour la façon dont Machaut fait s'engager la discussion entre la darrie et le chevalier : les deux personnages se rencontrent par hasard ; le chevalier, plein de courtoisie, salue la dame, mais celle-ci ne lui rend pas son salut. « Mise à rai- son » par le seigneur, elle s'excuse en alléguant le noir chagrin dans lequel elle est plongée au point de ne pas avoir remarqué l'acte poli de son interlocuteur. « Quelle que soit votre peine, madame, elle ne saurait égaler la mienne », lui répond Tautre, et la discussion s'engage tout naturellement. Plus loin, c'est la manière dont le poète entre lui-même en scène. Caché dans le « breuil » , il a entendu toute la conversation; voyant que les deux parties n'arrivent pas à se mettre d^accord, il aimerait
INTRODUCTION LXIII
bien leur proposer l'arbitrage de son maître, mais il ne sait comment les aborder, un peu honteux de son indis- crétion. Or, voilà qu'un petit chien qui accompagnait la dame l'aperçoit et se précipite vers lui en aboyant. Aussitôt, le poète s'en empare et va le rendre à sa maî- tresse; c'est l'occasion cherchée pour se mêler à l'entre- tien. Le chevalier, alors, à voix basse, exprime à la dame sa crainte que ce clerc n'ait tout entendu, et Guil- laume confirme en effet ses soupçons. Il peut donc tout de suite leur conseiller de soumettre leur différend au roi de Bohême. Le nombre de traits analogues est con- sidérable; et tous, ils contribuent à donner au poème le caractère d'une aventure vraie et vécue.
Une autre qualité qui distingue encore à son avan- tage Machautde la plupart de ses confrères du moyen âge, c'est l'unité de composition dans la plupart de ses-" poèmes. Les longues digressions intercalées par Jean de Meun dans le Roman de la Rose avaient précisé- ment été Tune des causes du succès prodigieux de cette œuvre, et cet exemple a nécessairement dû exercer une influence considérable sur les auteurs des générations suivantes. D'autant plus grand est le mérite de Machau d'avoir su résister, quelquefois du moins, à cette habi- tude si commune aux poètes de son temps et d'avoir observé dans quelques-uns de ses dits une parfaite unité d'action et de pensée, qui n'apparaît que rarement dans les productions littéraires du moyen âge. Le Juge^ ment dou Roy de Behaingne est du nombre. La thèse-' une fois énoncée, la discussion se poursuit continue, serrée, sans jamais perdre de vue son objet et sans s'égarer en d'inutiles détours ; tout est naturellement motivé et un enchaînement logique réunit entre elles les différentes parties du débat. Seules, quelques des-
LXIV INTRODUCTION
criptions entraînent l'auteur parfois trop loin et en- travent le développement régulier de l'action et de la discussion. Celle-ci même, un moment, semble vouloir dévier de son but : on abandonne la question fonda- mentale pour discuter cet autre problème, à savoir si l'amant trahi doit malgré cela rester fidèle à la dame volage. Mais Guillaume fait presque aussitôt constater cette digression par le juge, et il ramène l'entretien à son véritable sujet.
Ce sont sans doute moins les qualités que nous ve- nons d'énumérer que l'heureux choix du problème discuté, qui firent le grand succès de ce débat. Ce succès est attesté de différentes manières : c'est le seul dit de Machaut qui soit reproduit encore au xve siècle dans des manuscrits contenant un choix d'œuvres de différents auteurs; Guillaume lui-même, dans le Jugement doit Roy de Navarre^ reprend le débat sur la même ques- tion ; au xve siècle, Christine de Pisan, dans le Dit de Poissy, discute à peu près le même problème, et vers la même époque Martin le Franc déclare ne pas s'accorder au jugement de Machaut. Quant aux qualités de forme qu'on y rencontre, l'unité de l'action et la recherche de la vraisemblance qui, réunies, contribuent à donner au ~*poème une allure presque dramatique, je ne crois pas que les contemporains et les imitateurs s'en soient beaucoup souciés.
IV. — Le Jugement dou Roy de Navarre,
Dans tous les manuscrits, le Jugement dou Roy de Navarre suit immédiatement le Jugement dou Roy de Behaingne. Chronologiquement, cependant, ils sont séparés l'un de l'autre par un intervalle de temps assez
INTRODUCTION LXV
considérable, car le Jugement dou Roy de Navarre ne peut avoir été écrit avant 1349; no^s y voyons que la peste noire qui désolait l'Europe en 1348 et 1349 vient de prendre fin et que Charles le Mauvais occupe le trône de Navarre. Or, Charles devient roi en 1349 après la mort de sa mère, et il semble bien que c'est à l'occasion même de cet événement que Guillaume composa ce poème où il rend hommage au jeune souverain. D'un autre côté, nous savons qu'entre les deux Jugements Machauta écrit au moins deux autres dits, \q Remède de Fortune, dont nous ne connaissons pas la date d'origine, QtleDit dou Lion, composé en 1342. Ces deux poèmes, dans nos manuscrits, suivent les deux Jugements. L'or- dre chronologique dans lequel doivent se succéder les dits est donc ici interverti, et c'est le Jugement dou Roy de Navarre qui a abandonné la place qui lui revenait après le Dit dou Lion, peut-être même après le Dit de VAlerion \ Car, si les deux pièces qui se placent entre nos Jugements avaient été antérieures au Jugement dou Roy de Behaingne, il n'y avait aucune raison pour ne pas leur donner dans les manuscrits la place qui leur
I. Dans les manuscrits, le Dit de VAlerion se place entre le Dit dou Lion [de 1342) et le Confort d'ami (de i357), sans qu'aucun indice positif nous fasse savoir s'il fut écrit avant ou après l'année 1349. Nous avons cependant une raison pour considérer ce dit comme antérieur au Jugement dou Roy de Navarre : le manus- crit C offre cette particularité de ne contenir que les premières pièces de chaque genre poétique cultivé par Machaut. Or, ce ma- nuscrit donne les dits depuis le Dit dou Vergier jusqu'au Dit de VAlerion ; mais il ne donne ni le Jugement dou Roy de Navarre^ ni les dits postérieurs. L'original du manuscrit remonte donc à une époque où ce Jugement n'existait pas encore. Le Dit de VAlerion, alors, était déjà écrit ; il est donc antérieur au Juge- ment dou Roy de Navarre^
Tome I. m
LXVI INTRODUCTION
convenait. Par contre, il y avait une raison puis- sante pour mettre le Jugement don Roy de Navarre immédiatement à la suite du Jugement dou Roy de Behaingne : c'est que le second de ces deux poèmes est
—exactement la contre-partie, la palinodie, du premier.
^ Machaut lui-même, dans le corps du dit, résume à di- verses reprises le premier débat auquel il renvoie plu- sieurs fois ; dans quelques manuscrits, le titre du Jugement dou Roy de Navarre^ est complété par cette indication : contre le Jugement dou Roy de Behaingne^ et le manuscrit D fait même se suivre les deux pièces
^ sans aucun intervalle, comme si elles n'en faisaient qu'une. C'est évidemment cette relation étroite entre les deux débats qui, en cette occasion, a fait renoncer le poète à l'ordre chronologique de ses dits.
Le poème commence par une longue introduction de 43o vers, où Guillaume, faisant œuvre de chroniqueur, raconte en détail les terribles événements des années 1348 et 1349: la persécution des Juifs, le mouvement religieux des « Flagellants » et les effets désastreux de la peste noire. En retraçant ce tableau aux sombres cou-
-4eurs, Machaut se montre historien sobre, fidèle et exact. Une comparaison minutieuse de son récit avec les chroniques contemporaines nous a permis de cons- tater que chaque détail, donné par le poète, est en effet confirmé par les renseignements de nos sources histori- ques. Ce sont en partie ses souvenirs personnels que le poète a consignés ici ; il a dû voir de près les ravages de l'épidémie à laquelle il échappa, en se tenant soi- gneusement enfermé chez lui, sans doute dans sa maison canoniale de Reims; en partie, il tient ses rensei- gnements de récits oraux de témoins oculaires : « Ce dient pluseurs qui ce virent » (v. 173). Ces vers fu-
INTRODUCTION LXVII
rent écrits sous l'impression immédiate de ces événe- ments même qui avaient frappé de stupeur et d'effroi le monde chrétien tout entier '.IjMettre ce tableau QTUy^ tête de son poème, c'était placer sa fiction dans un cadre S /' bien vivant et bien réel; sur ce fond sombre et tragique, / la gracieuse avent^e allait se détacher en couleurs d'autant plus vives.jGuillaume, en cela, s'est rencontré avec l'un des plus grands poètes de son temps, avec Boccace, dont le Décaméron^ comme on sait, débute également par la peinture de la peste à Florence. Si la description de notre Champenois n'est pas comparable pour réioquente énergie au célèbre préambule des cent nouvelles italiennes, comme Ta prétendu un autre Champenois, P. Paris % l'idée au moins, conçue par chacun des deux contemporains, indépendamment l'un de l'autre, est assurément d'un vrai poète.
Cette introduction historique reste sans aucune rela- ^-^ tion avec ce qui fait le véritable sujet du poème, le-4 \ débat amoureux. Il existe même entre ces deux parties ^ du poème une certaine contradiction. C'est au com* mencement de l'hiver de l'année 1349, plus exactement le 9 novembre; que notre poète, retenu dans sa chambre par le froid et les brouillards de l'automne, se laisse aller à ses lugubres méditations sur les misères dont Dieu semble poursuivre l'humanité. Nous avons là sans
1. Les traces si nombreuses que ces événements ont laissées dans la littérature de l'époque en font foi. En France seule, on peut citer un poème latin du médecin Simon de Couvin, des vers latins et français de Gillon le Muisit, une chanson française des « Flagellants », une allusion à la peste noire au début du poème anonyme, Le Songe Vert, sans parler des traités scientifiques et des récits des chroniqueurs.
2. Notice sur le poème du Voir Dit, p. xxwii*
'a^'
I
LXVIII INTJIODUCTION
doute la date où fut commencé le poème. La fiction elle- même, par contre, se place au printemps, quand l'épi- démie a enfin disparu et que l'air doux et chaud engage notre auteur, enfermé chez lui pendant toute la froide saison, à se risquer de nouveau au dehors et à s'adonner à sa passion pour la chasse aux lièvres. Il n'est guère admissible que Machaut, ici, nous renseigne exacte- ment et reste dans la stricte vérité. Lui qui était capable ^ d'écrire une centaine de vers par jour — son Voir Dit nous le fait savoir * — ne peut avoir mis des mois à com- poser cette introduction de 480 vers. Restent deux hypothèses : ou bien cette chronique rimée et le débat amoureux étaient d'abord indépendants l'un de l'autre et n'ont été soudés ensemble qu'ultérieurement, ou bien, ce qui est beaucoup plus probable, le poème entier, introduction historique et débat proprement dit, exis- tait tel quel dès l'origine; mais avec les motifs du renouveau de la nature et de sa sortie dans la campagne le poète a déjà quitté le sol de la réalité et se trouve en pleine fiction poétique; à ce moment, il a perdu de vue fla donnée première de son poème et a oublié le point jde départ qu'il lui avait fixé et qui sans doute s'était trouvé répondre à la réalité.
Les deux personnages entre lesquels s'engage la nou- velle discussion sont encore des représentants des Ideux sexes. L'un d'eux au moins est un personnage réel et vivant, le poète lui-même, Guillaume de Machaut. Après le rôle effacé qu'il s'était donné dans le premier Jugement^ le voici qui passe au tout premier plan et y qui occupe la place principale dans ce second débat. Il
I . Lettre xxvii de Machaut à sa dame (p. 202) : « Vostres livres se fait et est bien avanciés; car j'en fais tous les jours ^c* vers «.
INTRODUCTION LXIX
n'essaie pas de nous faire prendre le change: à diverses reprises, il se nomme en toutes lettres dans le corps même de la pièce, contre son habitude qui est de ne ) donner son nom que par anagramme. Pourquoi ici cette S exception? Il faut encore l'expliquer par le rapport qui relie ce poème au Jugement dou Roy de Behaingne. Le jugement attribué au roi Jean, mais qui en réalité était de Machaut lui-même, a dû se heurter à des critiques violentes et nombreuses, surtout de la part des dames ; le poète, dans sa pièce même, nous l'a bien fait entrevoir'* C'est pour leur plaire et se concilier de nouveau leurs bonnes grâces qu'il a composé ce nouveau poème, où, tout en ayant Tair de défendre son premier jugement, il finit par se prononcer dans le sens exactement con- traire \ Or, afin de faire savoir nettement à tout le monde que c'est lui, Guillaume, qui se soumet ainsi au bon plaisir des dames, il importait d'éviter toute équi- voque : un anagramme aurait pu laisser subsister des doutes; force lui était donc de se nommer clairement, comme il Ta fait.
C'est un portrait bien vivant et finement nuancé que Guillaume donne ici de lui-même, se montrant d'abord soucieux des maux dont est frappée l'humanité autour de lui et inquiet pour sa propre vie au milieu des ravages
1. Cela ressort clairement du vers 8i i : « Vers les dames estes forfais ». On a vu que plus tard Martin Le Franc proteste égale- ment contre la décision de Machaut. Un siècle après Guillaume, |a Belle dame sans merci d'Alain Chartier eut absolument le môme sort.
2. Ce n'est pas là un fait isolé à cette époque : avant Machaut, Nicole Bozon écrit De la bonté des femmes, pour atténuer son Char d'orgueil', et plus tard, Jean Le Fevre, après avoir traduit en vers français les Lamentations de Matheolus, réfute point pour point cet ouvrage dans un nouveau poème, \t Livre de Leesce.
LXX INTRODUCTION
de la peste, puis, le danger passé, oublieux de ses soucis et de ses angoisses et passionné de la chasse au point de négliger le plus élémentaire de ses devoirs d'homme galant et courtois qui était de présenter ses hommages à la haute dame qui passe tout près de lui. Dans la dis- cussion même, il défend avec acharnement et opiniâ- treté ses positions; il avoue cependant qu'à la vue de la noble société qui entoure son adversaire, il a un instant l'idée d'abandonner sa cause, mais Raison Texhorte à persister, et désormais il ne fléchira plus. Au début, il s'efforce de ne pas se départir de cette cour- toisie qu'on doit toujours observer vis-à-vis des dames ; mais peu à peu il se laisse emporter par l'impatience et la colère; il devient ironique, moqueur, et finalement franchement injuste et méchant, en osant accuser Fran- chise de mensonge et de déloyauté, et en lançant des pa- roles sacrilèges contre le sexe féminin, lui, connu jus- qu'ici comme l'humble serviteur d'Amours etdes dames. Enfin, quand la condamnation du poète est prononcée, il fait bonne mine à mauvais jeu et se tire avec autant de bonne grâce que possible de la position délicate où il s'était mis. Ce portrait, esquissé ici dans ses grandes lignes, est complété par de nombreux traits de détail qui donnent au personnage une individualité nettement marquée et en font un personnage réel et vivant. Nous n'avons pas lieu de douter que ce ne soit là en effet un portrait assez ressemblant du poète lui-même. Ses adversaires, par contre, Machaut les emprunte /de nouveau à ce monde de l'allégorie évoqué par le j Roman de la Rose; mais il a su leur prêter des traits qui leur donnent l'air d'être vivants. Cela est vrai surtout de la dame qui provoque le nouveau débat. Machaut nous l'a peinte de telle façon que nous
INTRODUCTION LXXI
croyons voir devant nous quelque personnage histo- rique de l'époque. De bons juges, comme P. Paris, ont pu s'y laisser tromper \ Ce n'est que tout à la fin que l'on apprend qu'il s'agit ici de dame Beneurté^ c'est-à- dire d'une simple allégorie. Les demoiselles qui cons- tituent son entourage et qui remplacent leur maîtresse à tour de rôle, sont caractérisées par leur nom comme personnifications de pures abstractions : Connoissance^ Avis^ Raison, etc. Même ici, l'auteur s'est visiblement efforcé de leur attribuer à chacune un rôle individuel selon le caractère qu'elles devaient avoir : Foy^ par exemple, est chargée d'examiner l'exactitude des faits avancés par Guillaume; c'est à Charité qu'incombe la tâche difficile d'excuser la femme qui a manqué de parole à son fiancé, et c'est le devoir d^Honnesté de blâmer la vie honteuse du clerc d'Orléans. Leurs façons d'agir sont celles de personnes vivantes : elles grondent, elles menacent, elles s'emportent, et quand finalement le poète lance sa fameuse accusation contre les femmes et, en se moquant d'elles, les engage à parler toutes à la fois, pour en avoir fini d'autant plus vite, elles se mettent en effet toutes à pérorer en même temps, de sorte que le juge, en souriant, doit leur imposer silence.
Enfin, le poème tout entier est émaillé de nombreux, traits de ce genre, empruntés à la vie quotidienne et
I. Dans la Notice sur le poème du Voir Dit (p. xv, note i), P. Paris déclare que cette dame était Béatrix de Bourbon, veuve du roi de Bohême .'Mais le savant éditeur a commis ici une sin- gulière erreur : l'anagramme sur lequel il se base est celui du Confort d'ami qui n'a avec le Jugement dou Roy de Navarre d'autre rapport que celui ^'4tre dédié au môme personnage, le roi Charles de Navarre. Ote.ne saurait donc en tirer aucune indi- cation relative à la dame du débat amoureux.
LXXIT INTRODUCTION
aux coutumes de l'époque, qui servent à donner au récit un caractère vraisemblable et pittoresque. C'est, par exemple, l'écuyer qui doit appeler Guillaume auprès de la dame et qui, pour l'effrayer, s'amuse à lui annoncer qu'il aura à faire un voyage de trois jours, alors que sa maîtresse se trouve à quelques pas de là ; ce sont les assauts de politesse entre Guillaume et la dame, et plus tard entre la dame et le roi de Navarre; c'est encore la gradation savante avec laquelle la dame fait entendre à Guillaume les reproches qu'il a encourus, le remplis- sant d'une vague inquiétude; c'est l'attitude des inter- locuteurs qui se parlent à Toreille ou se coupent brus- quement la parole, etc. Tout cela donne à cette fiction le caractère d'une aventure réelle.
La question litigieuse, dans le Jugement dou Roy de Navarre^ est débattue avec plus d'ampleur que dans le Jugement dou Roy de Behaingne qui est plus
. court de moitié. Malgré son étendue, le dit offre, comme le précédent, une unité d'idée et d'action pres- que complète. Les digressions inutiles et n'ayant pas de rapport avec ce qui est l'objet même du débat sont rares, sans toutefois faire complètement défaut. Ce sont
^.encore à notre avis les descriptions qui ont entraîné le poète au delà des limites permises. Mais il faut se rappeler que le public de l'époque en jugeait autre- ment et goûtait fort des digressions de ce genre. D'un
--autre côté, Machaut semble avoir mis un soin tout par- ticulier à préparer et à motiver les événements dont il nous entretient, ayant surtout à cœur de justifier sa défaite finale. C'est ainsi que, presque dès le début, il fait prévoir l'issue du procès qui tournera à son désa- vantage, en déclarant : « Je ne sui mie si fors... que je ne puisse estre veincus;... se je ne puis (vaincre), je
INTRODUCTION LXXIII
soufferray » ; ou bien il a soin de nous faire savoir que le clerc d'Orléans n'a pas lu à haute voix la lettre qui causa sa folie, lettre qui contenait plusieurs secrets sur lesquels il ne nous renseigne pas; or, ce sera là un des principaux arguments de ses adversaires et la cause de l'une de ses condamnations. Gomme les auteurs dramatiques, Machaut se montre maître consommé dans l'art des préparations. L'unité de composition du poème n'en est que plus solide.
Dans la discussion même, Machaut fait entrer uiv — ' nouvel élément, inconnu au dit précédent : ce sont les « exemples », c'est-à-dire des récits, empruntés de pré- férence à la Bible ou à la littérature gréco-romaine, destinés à servir de preuves aux assertions du poète. C'est dans le Dit de l'Alerion que Guillaume en use pour la première fois; depuis lors, il n'écrira plus de poème où ces exemples n'occupent une place considé- rable ; on a vu qu'on les retrouve jusque dans le Pro^ îogue. Des poètes contemporainsde Machaut nous ren- seignent sur l'importance qu'on accordait alors à ces récits aussi amusants qu'instructifs, qui, dans les dis- cussions et disputes, étaient des arguments de haute valeur '. Machaut tire ses exemples de sources diverses : La plupart en sont empruntées à la mythologie et à l'histoire de l'antiquité. Ge sont les récits suivants :
I. Voy. par exemple Watriquet de Couvin, dans le Dit de la Noix iy. 3-4) :
On doit touz jours son sens moustrer Par biaux examples demoustrer,
et Jehan Le Fevre, dans les Lamentations de Matheolus (II,
V. 2675-76) :
Pour ce, qui veult a droit plaidier, D'exemples se convient aidier.
LXXIV INTRODUCTION
i" L'abandon et la mort de Didon (v. 2095-2 i3o). Grâce au Roman d'Énéas, Thistoire des amours d'Énée et de Didon était assez connue dans la société élégante du temps, pour que notre poète pût se dispenser de la raconter dans tous ses détails. Il se contente donc de la résumer en quelques vers et ne s'étend longuement que sur le suicide de la reine. Il reproduit la scène avec les détails tels qu'il a pu les trouver dans le Ro- man d'^Énéas ' et, plus près de lui, dans le Roman de la Rose ^ Didon se frappant avec Tépée de son amant et expirant dans les flammes d'un bûcher. Mais Machaut ajoute au récit traditionnel un trait que ne lui fournis- sait, ni l'épopée latine ni, autant que je sache, aucun auteur de langue française avant lui, c'est que Didon
.. ne morut pas seule,
Einsois a deus copa la gueule,
Car d'Eneas estoit enceinte (v. 21 19-21) ^
Cependant ce détail d'un goût plutôt douteux n'est pas de l'invention de notre poète. Il paraît déjà dans les Héroïdes d'Ovide, Didon, écrivant avant sa mort à Énée, qu'elle est peut-être enceinte de lui*. Or, les Héroïdes n'étaient pas inconnues aux poètes fran-
1. Énéas, (éd. Salverda De Grave, 1890), v. 2025 ss.
2. Roman de la Rose (éd. F. Michel, 1864), II, v. 141 35 ss.
3. Virgile (£"n., IV, 327-3o) et son traducteur français [Éne'as, V. 1739-46) admettent plutôt le contraire; les autres poètes fran- çais avant Machaut n'en disent rien. Par contre, peu après lui, Jehan Le Fevre, dans son Livre de Leesce (éd. Van Hamel, 1905, v. 2435-60) reproduit ce détail qu'il a sans doute directement em- prunté à Machaut.
4. Ovide, Héroïdes, VII, 1 33-38.
INTRODUCTION LXXV
çais du moyen âge*; Machaut peut avoir puisé directe- ment à cette source, en transformant en fait réel ce qui n'était qu'une supposition chez le poète latin.
2^ L'histoire de Thésée et d^ Ariane (v. 2707-69 et 2805-08). Les aventures de Thésée, son combat avec le Minotaure, le rapt et l'abandon d'Ariane, ne paraissent pas avoir^té traitées en langue française avant Machaut ^ Aussi le poète se voit-il dans la nécessité d'en donner un récit complet et détaillé. Il reproduit fidèlement les données essentielles de la tradition gréco-romaine : AndrogeuSy fils du roi de Crète, Minos, est tué par les Athéniens. Son père impose à la ville vaincue un tribut de victimes humaines qui sont dévorées « par un mons- tre trop mervilleus » (le Minotaure que Machaut ne désigne pas par son nom). Theseûs^ fils du roi d'Athènes, va combattre le monstre et remporte la victoire, grâce au secours d^Adriane, la fille de Minos, à qui il pro-" met le mariage. Il l'enlève, mais l'abandonne en route,
1. G. Paris, Histoire littéraire de la France, XXIX (i885), 488-89.
2. R. Dernedde, dans son étude, malheureusement fort incom- plète, Ueber die den altfran\. Dichtern bekannten epischen Stoffe aus dem Altertum (1887, p. 96), relève une allusion à ce récit pour la première fois dans les Œuvres du roi René (éd. Quatre- barbe, III, 108), un siècle après Machaut. Jean de Meun [Roman de la Rose, v. 8898-8904) avait parlé de la descente de Thésée aux enfers, empruntant probablement ses renseignements aux mythographes latins (voy. Langlois, Origines et sources du Roman de la Rose, 1890, p. 134). Rappelons aussi que certains traits de la légende de Tristan offrent une analogie si frappante avec la légende de Thésée qu'il est difficile d'écarter l'hypothèse d'emprunts directs faits par quelque poète médiéval à la légende grecque (voy. Bédier, Le Roman de Tristan, par Thomas, II, 1 35-140). Nous ignorons si le récit ne figure pas déjà dans VOvide moralisé {voy. plus bas, p. lxxix ss.).
LXXVI INTRODUCTION
pendant qu'elle dort « seulette en estrange contrée », et épouse la sœur cadette, Phedra. Ariane devient l'épouse de Bacus et roïne couronnée. Machaut, on le voit, a supprimé quelques détails. Il n'explique pas comment Ariane secourt Thésée, en lui donnant le moyen de sortir du Labyrinthe; peut-être, le poète français n'avait-il pas compris ce trait de la légende et n'avait-il su qu'en faire. Il ne dit rien non plus de l'his- toire de la voile blanche et noire ; ce détail pouvait paraître inutile, quoiqu'il ne fût guère dans les habi- tudes de notre poète de s'arrêter à des scrupules de ce genre. Sur d'autres points il s'écarte nettement des don- nées traditionnelles, communes aux auteurs anciens : au lieu du tribut annuel de sept jeunes gens et d'autant de jeunes filles, les Athéniens, d'après Guillaume, n'en- voyaient qu'un homme tous les ans. Ce qui est plus significatif, c'est que Thésée, dans Machaut, est désigné par le sort pour se rendre en Crète, ce qui provoque l'étonnementde ses concitoyens, fait sur lequel le poète insiste tout particulièrement, quand au contraire les au- teurs gréco-romains sont d'accord pour présenter le sa- crifice de Thésée comme volontaire, à la suite du mécon- tentement du peuple athénien. Enfin, dans les textes latins, le dieu qui épouse Ariane est unanimement dési- gné par le surnom de Liber. On admettra difficilement que Guillaume ait été assez versé dans la mythologie ro- maine,pour substituer BacM5 à Lî^er; il a déjà dû trouver ce nom dans la source où il a puisé. Cette source, nous ne la connaissons pas : parmi les anciens, aucun auteur ne présente les faits tels que les donne Machaut \
I . Il est évident que seuls les auteurs latins peuvent être pris en considération. Les brèves allusions des œuvres d'Ovide {Md-
INTRODtCTION LXXVII
C'est donc dans la littérature latine du moyen âge qu'il aura trouvé son récit des aventures de Thésée. Cependant, Ovide, dans lax" lettre des Héroïdes, traite de l'abandon d'Ariane par Thésée. Il est possible, par conséquent, que pour cet exemple encore, Machaut ait puisé à la source qui lui avait déjà fourni l'histoire de Didon et d'Énée.
3'^ Jason et Médée (v. 2770-2804). Benoît de Sainte- More, dans l'introduction de son Roman de Troie \ avait le premier en France fait connaître les aventures merveilleuses de Jason à la quête de la Toison d'or ; mais, pressé d'arriver à son véritable sujet, il avait interrompu le récit avant le dénouement tragique des amours de Jason et de Médée, se contentant d'en faire vaguement entrevoir la lamentable issue Plus tard, Jean de Meun à son tour avait raconté les exploits de Jason qui « conquit par l'art de Médée
tamorph.,VUlj i52 ss.; Fastes, III, 469 ss.) ne pouvaient suffire à nos poètes du moyen âge. On trouve des récits plus détaillés chez les mythographes [Mythographi Vaticani,éd. Bode, 1834, I, 43; II, 124), dans le commentaire de Servius sur VÉnéide {lU, 74; VI, 14; 28 ss.), dans les Fables d'Hygin (N. 41 6142). C'est de la version de ce dernier que le récit de Guillaume se rapproche le plus, quoiqu'il y ait entre les deux quelques notables différences. Il faut remarquer que les Fables d'Hygin n'étaient pas tout à fait inconnues aux poètos français du moyen âge : l'auteur du Roman de Thèbes pourrait avoir exploité les fables 66 ss. et Benoît de Sainte-More paraît avoir puisé à la fable 92 des détails que ne lui fournissait pas sa source principale (voy. Grôber, Griindriss der roman. Phily II, i, 583 et 84); Risop, dans Florimont, constate des emprunts faits à la fable 192 [Abhandlungen fur Tobler, p. 441, n. 2). Cependant^ il n'est pas certain qu'il s'agisse là d'emprunts directs aux œuvres d'Hygin ; ils pourraient bien avoir passé par quelque intermédiaire médiéval. I. V. 715-2060 (éd. L. Constans, I, 1904).
LXXVIII INTRODUCTION
en Colcos la toison dorée ^ ». Machaut a donc pu se contenter pour ce fait d'un court résumé de quel- ques vers. Par contre, il s'étend plus longuement, comme l'exigeait son sujet, sur la trahison de Jason et Tatroce vengeance de Médée que Benoît avait passées sous silence et que Jean de Meun n'avait traitées que très sommairement. C'est encore Ovide qui a fourni à Machaut tous les éléments de son récit : la xii® épître des Héroïdes (Médée à Jason) rappelle le meurtre du frère de la magicienne (v. ii3-ii6) et de Pélie (v. 129-130); elle cite le nom de Creusa (v. 53) ; elle fait connaître l'existence des deux enfants de Jason (v. 192) et signale leur grande ressemblance avec leur père (v. 189). Le vii^ livre des Métamorphoses complète l'histoire : le meurtre des enfants (v. 396), l'incendie du palais (v. 395), la fuite de la magicienne à l'aide de ses dragons ailés (v. 398), ses secondes noces avec Egée, roi d'Athènes, qui est « déçu » par elle, allusion évi- dente au meurtre que le roi, à l'instigation de Médée, allait commettre sur la personne de Thésée, son fils inconnu (v. 402 ss.j. C'est de la combinaison de ces deux œuvres du poète latin qu'est entièrement sorti r « exemple » de Guillaume.
40 Pyrame et Tliisbé (v. 3171-79). L'histoire des deux amants de Babylone, telle que la raconte Ovide dans les Métamorphoses (IV, v. 5 5- 166), avait été tra- duite en vers français longtemps avant Machaut \ Elle
î. Roman de la Rose, v. 14170-203.
2. Voyez Barbazan-Méon, Fabliaux et Contes, IV (1808), 326-54; Histoire littéraire de la France, XIX, 765-67. G. Paris, dans La littérature française au moyen âge (3c éd., 1905, p. 273), assigne au poème le troisième tiers du xii^ siècle ; M. Grôber, dans leGr««- driss der roman. Philologie, (II, i, 5o3), ne le place guère avant a première moitié du xiii* siècle.
INTRODUCTION LXXIX
formait un gracieux petit poème, bien connu encore à l'époque de Guillaume, car c'est précisément un peu avant ce temps-là qu'un certain Chrétien (Legouais?) l'inséra dans la vaste compilation de V Ovide moralisé \ Notre poète, en effet, rappelle en quelques lignes seule- ment la triste aventure qu'il peut supposer connue de de la plupart de ses auditeurs et lecteurs. ,'.)
5" Héro et Léandre {y. 3221-98). Le roman de Fla- menca nous fait savoir qu'on chantait « d'Ero e de Leandri » déjà au xiii« siècle, au moins dans le Midi de la France \ Dans la littérature du Nord, le sujet ne paraît pas avant l'époque de Machaut \ Peu avant notre poète, Chrétien Legouais avait raconté l'histoire des deux amants, bien qu'elle ne figurât pas dans les Méta- morphoses d'Ovide, dans le quatrième livre de VOvide moralisé K Mais cette œuvre n'était sans doute pas en-
1. G.Paris, Histoire littéraire de la France, XXIX (i 885), 497-498; Grôber, /. c, p. 5g2.
2. Le Roman de Flamenca, p. p. P. Meyer(2« éd., 1901, I, 25): « L'autre (comtet) d'Ero e de Leandri ».
3. Dernedde (/. c, p. 11 3), ne connaît aucune allusion à l'his- toire de Héro et de Léandre avant Froissart qui est postérieur à Machaut et qui doit à celui-ci sans doute sa connaissance de la légende. La Cantilena de Leandrico^ citée'dans le Verbum abbre- viatum de Pierre le Chantre de Paris, ne se rapporte pas néces- sairement à la légende grecque (voy. G.Paris, Hist. litt.^ XXIX, 765). L'auteur du Roman de Thèbes a supprimé dans son adap- tation française le passage de la Thébaîde (VI, 535 ss.), où Stace rappelait brièvement cette aventure. Mais le roman d'Ider cite Ero parmi les grandes amoureuses de l'antiquité, et le couple d'amants qu'il appelle Eco (lisez Ero) et Leander quel- ques vers après désigne évidemment les amants d'Abydos {Hist. litt. de la France, XXX, 212),
4. G. Paris, Hist. litt. de la France, XXIX, 516-17. Le passage en question, faussement attribué à Philippe de Vitry, a é^é
LXXX INTRODUCTION
core très répandue au moment où Machaut écrivit son Jugement dou Roy de Navarre, car Guillaume se voit dans la nécessité de narrer l'aventure dans tous ses dé- tails. Elle était donc inconnue au public auquel il s'adressait, et lui-même peut-être alors ne connaissait- il pas non plus la vaste compilation de Chrétien '. C'est, par conséquent, un récit original que donne Machaut, et c'est de nouveau dans Ovide qu'il en trouve les données principales. Les épitres xviii et XIX des Héroïdes^ apocryphes en réalité, mais attri- buées à Ovide par les auteurs médiévaux, contenaient presque tous les éléments de son « exemple » : les noms de Hero^ de Leandre devenu Leandus^ et âi'Abidois, la nourrice qui seule est initiée au secret de leur amour (xviii, 97; ii5; XIX, 19), Leandre traversant, « tous nus », le bras de mer à la nage (xxiii, 57-58) et Hero l'attendant sur sa tour et le guidant par la lueur d' « un sierge ardant » (xviii, 3i; io5-io6; xix, 33 ss.), puis la mer en colère (xviii, 7-8; 26), la lutte de l'amant entre son amour et la crainte du danger (xviii pass.), les angoisses, le désespoir et les prières de l'amante (xix pass.) \ Cependant le dénouement
publié par P. Tarbé dans la Collection des poètes de Champagne antérieurs au XVI' siècle, VIII (i85o), p. 46-62.
1. Il existe entre le long récit de Chrétien et le passage plus court de Guillaume certaines différences qui témoignent de l'in^ dépendance de ce dernier vis-à-vis de VOvide moralisé. Le fait est d'autant plus significatif qu'ils ont puisé Tun et l'autre à la même source, aux Héroïdes d'Ovide.
2. Certains vers de Machaut rappellent d'assez près les termes même du poète latin: p. ex. la mer démontée (v. 3249-52) les « fréta ventis turbida » d'Ovide (xviii, 7-8), les vers 3263-4 le vers iSy de l'Epître xviii : « Fluctibus immodicis Athaman" tidos accjuora canunt ».
INTRODUCTION LXXXI
même n'y est que vaguement indiqué (xviii, 1 96 ss. ; xix, 193 ss.), et c'est ailleurs que notre poète a dû se rensei- gner. On peut songer avec G. Paris à quelque commen- taire explicatif, accompagnant le texte des Héroïdes^ ignoré ou perdu aujourd'hui'; mais cette supposition est inutile : le commentaire bien connu des auteurs du moyen âge que Servius a joint aux œuvres de Virgile " donne en quelques mots le dénouement tel que le raconte Machaut^ Il est pour le moins très possible que Guillaume ait trouvé là toute la fin de son récit.
Il est aisé de reconnaître le procédé dont use Machaut dans l'emploi de ces « exemples», tirés de la littérature gréco-romaine. Le poète poursuit un double but: d'un— côté, il y cherche des preuves et des arguments capables^ de démontrer la justesse de ses opinions ou de celles de ses adversaires; de l'autre, il s'agit pour lui d'inté-~ resser et d'instruire ses lecteurs, en leur offrantdes récits amusants et inédits. Telle de ces narrations [Pyrame et Thisbé) était-elle connue de son public par des versions françaises antérieures : Guillaume se contente d'un simple renvoi. D'autres {JÉ/z^e e^D/iow, Jason et Médéé) avaient au moins partiellement été traitées en langue française avant lui : il résume ces parties en quelques lignes et ne s'étend longuement que sur la partie moins connue, celle qui en même temps importait le
1. G. Paris, /. c, p. 489.
2. Voy., sur Servius au moyen âge, Bédier, Le Roman de TriS' tan par Thomas, II, iSg.
3. Commentaires sur les Géorgiques, III, 258 «.... cum ...juve- nis oppressi tempestate cadaver ad puellam delatum fuisset, illa se praecipitavit e turri ». Machaut (v. 3292-3) fait également Héro se jeter du haut de sa tour sur le cadavre de son amant, tan- dis que Chrétien se sépare précisémeut ici de Guillaume et donne une version légèrement modifiée.
Tome I /
LXXXII INTRODUCTION
plus à son sujet, le dénouement. D'autres fois enfin, il les présente ou croit les présenter pour la première fois à des auditeurs français (Thésée et Ariane, Héro et Léandre] ; il en donne un récit complet et détaillé. De cette façon, il nous renseigne assez exactement sur l'état des connaissances du public français contemporain en matière de légendes antiques. Il a rigoureusement appli- qué le même procédé aux autres récits tirés de l'an- tiquité qui sont intercalés dans les poèmes sui- vants; là encore nous puiserons de précieux ren- seignements sur la vogue que pouvait avoir certaines productions littéraires d'auteurs anciens dans les cercles courtois de la France du xiv« siècle.
Pour ses histoires inédites, ainsi que pour les nou- veaux détails qu'il ajoute aux récits antérieurs, Machaut a puisé directement aux sources latines. Chacun de ces « exemples » nous ramène à Ovide. Ce ne peut être un pur hasard que les quatre récits qui contiennent des données nouvelles aient tous pour base les Héroïdes de ce poète et que Machaut ait rappelé tous les prin- cipaux éléments de ses « exemples ». Il ressort de là avec beaucoup d'évidence que Guillaume, à la quête d'exemples d'amour malheureux, s'est inspiré de cette œuvre du poète latin, connue pour fournir le nom- bre le plus considérable de couples d'amants infor- tunés, avec leurs noms et leurs aventures, nouvelle preuve ajoutée aux autres que les Héroïdes d'Ovide, augmentées peut-être de quelque commentaire médié- val ayant puisé encore à d'autres ouvrages latins (Hygin, Servius), étaient connues des poètes savants du xiv"* siècle aussi bien que les Métamorphoses et le traité sur V Art d'aimer.
Fidèle à son principe de ne s'étendre longuement que
INTRODUCTION LXXXIII
sur les sujets qui étaient vraiment neufs et inédits jdoui — ses lecteurs, Machaut ne s'arrête guère aux poèmes français du moyen âge qu'il a l'occasion de citer dans son œuvre.Il lui suffit de nommer simplement La?îcelot et Tristan (v.2841) qui étaient pour tout le monde alors les types du parfait amant et dont nul n'ignorait les exploits héroïques et galants. S'il insiste sur le gracieux roman de la Chastelaine de Vergy, dont d'ailleurs « chascuns scet bien ce qu'il avint » (v. 2836), c'est pour critiquer certaines conclusions qu'on pouvait en tirer, non pour en raconter l'aventure. On ajà, s'il en était besoin, une preuve de plus de la vogue dont jouissaient ces œuvres vers le milieu du xiv« siècle dans les cercles aristocratiques de la société française.
D'autres « exemples » encore sont tirés de la vie des animaux, telle que la présentaient aux lecteurs du moyen âge les Bestiaires^ qui mêlaient d'une façon si bizarre à des données exactes les inventions les plus extravagantes, et établissaient des rapports étroits entre les mœurs des bêtes et les habitudes humaines. Notre poète trouve également dans des traits qu'il croit pro- pres à certaines espèces animales des analogies frap- pantes avec la vie physique et morale des hommes, et y puise des arguments sérieux à l'appui des thèses qu'il soutient. La douleur que cause à la femme la mort de répoux ou de l'amant ne saurait être démontrée d'une façon plus décisive que par les souffrances de la tour- terelle qui a perdu son mâle (v. 1 63 5-52). La fidélité de la tourterelle était proverbiale, les bestiaires en parlent tous, et on rencontre ce trait jusque dans une chanson populaire du xv^ siècle' ; il avait donc
I. Chansons françaises du XV' siècle, p.p. G. Paris (Soc. des anc. textes), N. 189, p. 142.
LXXXIV
INTRODUCTION
passé dans le domaine des croyances populaires, et on ne saurait indiquer exactement où Machaut a pu le trouver.
L' « exemple » suivant, la cigogne trompée assou- vissant sa colère en condamnant et en mettant à mort la femelle coupable (v. 1671-88), se rencontre bien moins souvent. Nous ne l'avons pas trouvé dans les bestiaires français ; seuls Alexandre Neckam ' et Bru- netto Latini ' relatent le fait, mais non comme une chose généralement admise; au contraire, ils sont d'ac- cord pour ne le présenter que comme un phénomène singulier, observé une fois seulement par quelque indi- vidu particulier. Cependant, plus près de Machaut, le poète Watriquet de Couvin, dans son Dit de la Cigo- gne^ écrit en 1 327 % avait rapporté cette particularité de la vie de la cigogne. Rien ne nous permet d'admettre qu'il y ait eu entre les deux poètes quelque relation, et nous ne croyons pas que Watriquet ait été la source de Guillaume. Le fait permet du moins de supposer que c'est encore là une croyance qui, nous ignorons com- ment, s'était assez répandue au début du xiv siècle et était admise dans le monde des savants de l'époque.
C'est également sur une opinion accréditée auprès des érudits du moyen âge que repose 1' « exemple » donné par Guillaume en réponse aux arguments de dame Honnesté (v. 2657-85). Les douleurs d'un homme
1. De naturis rerum^ éd. Wright (i863), p. ii3.
2. Li Livres dou Trésor^ éd. Chabaille (i863), p. 212.
3. Voy. les Œuvres de Watriquet de Couvin, éd. Scheler (1868), p. 283 ss. Ces poèmes étaient assez répandus dans les cours princières du commencement du xiv« siècle (voy. Grôbcr, Grund- riss der roman. PhiU, II i, 85 1), et Machaut pouvait les con- naître. Mais on ne saurait relever dans l'œuvre de Guillaume aucun rapport direct avec celle de Watriquet dont les tendances littéraires suivaient une tout autre direction.
INTRODUCTION LXXXV
qui est frappé de folie ne se sentent-elles vraiment que pendant le court instant qui marque la transition de l'état de santé à Téiat de la maladie? Non, réplique le poète, la cause première, celle qui occasionne la maladie, est bien plus terrible et plus douloureuse. Et, comme preuve, il cite le cas du chien enragé dont la maladie est causée par un ver qui « la langue li perse ». Les bestiaires, ici encore, font défaut, et ce n'est que dans un passage interpolé d'un manuscrit de Brunetto Latini qu'on lit : « Par dessous la langue dou chien gist aucuns vermissiaus qui le fait enragier^ et qui le puet oster, il le garist de la rage » ' . C'était bien là une opi- nion répandue autrefois notamment dans les cercles de chasseurs que certaine partie cartilagineuse de la langue du chien, de la forme d'un ver, était la cause de la rage, et on croyait en effet préserver les chiens de l'a- troce maladie, en leur enlevant cette partie que le langage populaire appelle le ver sublingal. Or Mâ- chant, précisément dans notre poème, se présente comme versé dans l'art de la vénerie, de même que dans le Dit de l'Alerion^ il se niontre connaisseur delà chasse au vol. Habitué des cours, il fréquentait le monde des chasseurs et était au courant de leurs usages. C'est donc ainsi qu'il a eu connaissance de la croyance qui lui sert d'argument contre ses adversaires. Quant à l'histoire même qu'il raconte à ce propos, du chien instantanément guéri par l'opération et léchant les mains de l'opérateur en signe de reconnaissance, il l'a peut-être trouvée dans quelque ouvrage de médecine ou de vénerie; mais il se pourrait aussi qu'il s'agît là de quelque anecdote qui circulait oralement dans les milieux où se mouvait le poète.
I. Li Livres dou Trésor, p. 237.
LXXXVI INTRODUCTION
L'« exemple » de la jeune pousse, Vente, qui, après quelques années, devient arbre et porte fleurs et fruits à la surprise et satisfaction du maître du jardin (v. 2434- 70), n'est en réalité pas autre chose qu'une comparai- son, une image un peu développée et mise dans un cadre particulier. C'est évidemment dans sa propre imagination que Guillaume a trouvé cette parabole pré- sentée par lui sous forme de récit détaché.
C'est également le cas pour l'histoire du clerc d'Or- léans que sa fiancée trahit et qui de douleur perd la raison (v. 2215-2307). Ce récit est si intimement lié au développement ultérieur du poème, il joue dans la con- damnation finale de Guillaume un rôle si important, qu'il ne peut être qu'une invention du poète, ayant dou- ble but : fournir la preuve de ce quil a avancé et ame- ner et motiver l'une de ses condamnations. On cher- cherait sans doute en vain la source de cette anecdote ailleurs que dans l'esprit de l'auteur.
Faut-il en dire autant de l'épisode de la jeune fille dont l'amant est enlevé par la mort et qui en meurt malgré l'art des médecins et la tendresse d'une mère angoissée (v.i863-2oi2)? Le poète en commençant son récit par les mots : « Il n'a pas lonc temps qu'il avint », veut nous donner ce fait comme une chose réelle, arri- vée de son temps, et en effet il pourrait bien s'agir de quelque fait divers dont il aurait entendu parler. Le contenu, en tout cas, en est trop mince pour avoir jamais pu constituer quelque conte indépendant. Mais l'histoire s'adapte si bien à la thèse qui forme le sujet du débat qu'elle semble plutôt avoir été forgée par Guillaume lui-même pour les besoins de sa cause. La façon détaillée et minutieusement exacte dont elle est présentée prouve suffisamment que ce conte était in-
INTRODU-CTION LXXXVIl
connu et inédit pour le public du poète/ce qui ne peut que confirmer la supposition qu'il a été inventé par Guillaume. On a vu déjà et on verra dans la suite combien Machaut cherchait précisément à donner aux ■ récits qu'il inventait un air de vérité et de réalité.
Enfin, un dernier récit est relatif à l'action folle et chevaleresque du seigneur qui, prié par sa dame de lui rendre une bague qu'elle lui avait donnée, lui envoie avec l'anneau le doigt qui le portait, afin de ne pas man- quer à la promesse faite que jamais la bague ne quitte- rait son doigt (v.285 1-98). Cette fois-ci encore, Machaut s'étend longuement et complaisamment sur tous les détails du conte. C'est donc de nouveau un récit neuf et inédit qu'il offre à ses lecteurs. S'il se fût agi de quel- que aventure connue et répandue, Guillaume l'aurait traitée tout aussi brièvement et succinctement que celle par exemple de la Chastelaine de Vergy. Si par consé- quent, ce n'est pas là une nouvelle que quelque poème antérieur avait fait déjà connaître, il est probable que nous avons de nouveau devant nous une histoire inventée de toutes pièces par Guillaume lui-même.
Le Jugement dou Roy de Navarre mérite donc d'atti- rer l'attention à un plus haut degré que les pièces pré- cédentes, non seulement pour ses qualités littéraires, mais encore pour l'intérêt tout particulier qu'il offre en nous permettant d'entrevoir en quoi consistait le bagage littéraire d'un poète savant vers le milieu du xiv^ siècle et quelles pouvaient être lesconnaissances littéraires des cercles courtois et cultivés de cette même époque. Les dits suivants permettront de compléter le tableau.
V. — Le Lai de Ploiir. Par jugement du roi de Navarre, Guillaume de Ma-
LXXXVÎII INTRODUCTION
chaut a été condamné aune triple amende ;"elle consiste en un lai, une chanson et une ballade qu'il doit compo- ser. Pour payer son amende, le poète va commencer sans délai « un amoureus lay » ; c'est le poème qu'il intitule Le Lai dePlour, Cette poésie, en effet, se rattache étroi- tement au dit qui la précède: elle contient les plain- tes d'une dame à qui la mort vient d'arracher son ami. Le sujet répond exactement à l'une des données du dé- bat précédent. Nous pouvons donc ajouter foi au dire du poète, quand, dans les derniers vers du Jugement dou Roy de Navarre^ il nous fait savoir que le lai a été composé immédiatement à la suite de ce dit. Il a été fait en 1349 ^^ i35o, si vraiment, d'après les ren- seignements de Froissart, la confection d'un poème de ce genre était un travail de quelques mois. Nous aurons à examiner les lais de Machaut, quand nous publierons ses poésies lyriques. Ici nous voulons nous borner à faire remarquer que cette pièce répond tout-à-fait aux règles du genre, telles que Deschamps les énoncera plus tard dans VArt de dictier. Elle se compose de douze strophes dont chacune diffère des autres dans le choix et la succession des rimes et dans la forme des vers, sauf la dernière strophe qui doit être exactement pareille à la première. Chaque strophe par contre est formée de deux parties identiques.
Le rapport intime qui relie le Lai de Plour au Juge- ment dou Roy de Navarre justifie suffisamment la place que nous lui donnons dans cette publication. C'est à ce même endroit, à la suite du Jugement dou Roy de Na- varre, que le lai est placé dans les manuscrits B, E et M; et dans ATet/, qui ne possèdent pas le débat en ques- tion, il suit le dit précédent, le Jugement dou Roy de Behaingne. Sayf M y ce sont là, les manuscrits de
INTRODUCTION LXXXIX
notre groupe (3. Dans les manuscrits du groupe a, A, F'G et M, l'ordre des pièces est différent : dans F-Gy le lai manque complètement ; dans A y il se trouve au milieu du recueil des lais ; dans A/, il existe deux fois, une fois mêlé aux autres lais comme dans A y une seconde fois à la suite du Jugement dou Roy de Navarre, comme dans les manuscrits du groupe p. Cela s'explique par ce fait que le lai qui en quel- que sorte faisait encore partie du Jugement, venait primitivement immédiatement à la suite de ce poème ; l'état de choses ancien s'est conservé dans les ma- nuscrits du groupe ?. Plus tard, Machaut eut l'idée de réunir ce lai aux autres productions de ce genre qui formaient toutes ensemble le recueil de ses lais. Le manuscrit M dont la source est plus ancienne que celle de A et F-G, marque une étape intermédiaire : le lai y occupe encore la place primitive, mais il repa- raît une seconde fois à la nouvelle place que Guillaume lui avait fixée. A donne le fait accompli : le lai ne se trouve plus que dans le recueildes lais. F-G devaient lui donner la même place que A : ils le suppriment à la suite du débat, seulement ils oublient de l'ajouter au groupe des lais, de sorte que la pièce manque^complè- tement dans ces manuscriis. Quoique nous suivions en règle générale les manuscrits A et F-G, nous avons dans ce cas particulier donné la préférence au groupe p et réuni ce lai au dit auquel il se rattache si étroitement et que les derniers vers de la pièce annoncent en toutes lettres.
Nous ne voulons pas terminer cette introduction partielle que compléteront successivement des notices placées en tête de chacun de nos volumes suivants, sans
t(^
mfRÔDtJCflON
remercier M. Gaston Raynaud, notre commissaire res- ponsable, du précieux secours qu'il a bien voulu nous accorder au cours de ce travail, nous aidant gracieuse- ment de ses conseils et de sa longue expérience, et se prêtant avec une patience inlassable et souriante aux nombreuses vérifications des leçons de nos manuscrits qu'exigeait l'établissement du texte.
I
PROLOGUE
.<^
I
Comment Nature^ volant orendroit plus que onques mais i^eveler et ^ faire essaucier les biens et honneurs qui sont en Amours ^vient a Guillaume de Machaut et H ordonne "" et encharge a faire seur ce nouviaus dis amoureus, et H baille pour lui conseillier et aidier ' a ce faire trois de ses en/ans, c'est assavoir Scens, Retorique et Musique. Et H dit * par ceste manière :
i'^'^ Je, Nature, par qui tout est fourme :. ^
Quanqu'a ça jus et seur terre et en mer, -^f
l Vien ci a toy, Guillaume, qui fourme -^
\. ; T'ay a part, pour faire par toy fourmer v- Ar-
Nouviaus dis amoureus plaisans. 4> C*
Pour ce te bail ci trois de mes enfans ^ ^
Qui t'en donront la pratique, dU
Et, se tu n'ies d'euls trois bien congnoissans, h 5 ' Nommé sont Scens, Retorique et Musique. vlT^
I.— I. A a — 2. AF ordcne — 3. EH aduiser — 4. E dist. 2 AF C3i vis — 3 ci manque dans FEH — 8 A nés; H diaus. Tome I. 1
^ PROLOGUE
Par Scens aras ton engin enfourmé & De tout ce que tu vorras confourmer ; Retorique n'ara riens enfermé i3 Que ne t'en voit en mètre et en rimer;
Et Musique te donra chans, Tant que vorras, divers et deduisans.
Einsi ti fait seront frique, N'a ce faire ne pues estre faillans, i8 Car tu as Scens, Retorique et Musique.
Ti fait seront plus qu'autre renommé, Qu'il n'i ara riens qui face a blasmer. Et si seront de toutes gens amé, 22 Soutis, loyaus, jolis et sans amer.
Pour ce vueil que soies engrans D'en faire assez, petis, moiens et grans.
Or fay tost, si t'i aplique! Tu ne m'en dois pas estre refusans, 27 Qui te bail Scens, Retorique et Musique.
II
Comment Guillaume de Machaut respont ' a Nature :
Riens ne me doit excuser ne deffendre Que ne face le bon commandement De vous, dame, se je vous say entendre, 4 Par qui j'ay corps, vie et entendement.
II. — i. H respont doucement a N.
10 F P. ceuls — 1 1 EH enfourmer — i3 EH Qui; E tenoit — 14 F M. qui te d. des ch. — i5 EH T. quen; A deduians — 16 F seront foy que — 17 ^ A — 19 A autres — 21 H toute gent nomme — 22 A Soutieus leaulz — 23 F vueil je que tu s. e.
PROLOGUE 3
Dont drois est, quant vous m'ordenez A faire dis amoureus ordenez,
Qu'a ce faire je me souiive. Et je vueil bien estre a ce fait donnez, 9 Tant qu'en ce mont vous plaira que je vive.
Mais si grant fait n'oseroie entreprendre, Se je n'avoie avec moy prestement Vos trois enfans pour moy duire et aprendre, i3 Com dit m'avez ici présentement.
Et de ce qu'einsi m'onnourez, Grâces de moy que de vos biens n'arez,
Qu'avis n'autre ctiose soutive N'ay ne n'aray, se ne m'en pourveez, 1 8 Tant qu'en ce mont vous plaira que je vive.
Si me vueil dont dou tout mettre et entendre A ces dittez faire amoureusement Et de pluseurs l'un grant et l'autre mendre, 22 Et les aucuns chanter bien plaisanment.
Et certes, se ne me cassez Vos trois enfans, des dis feray assez,
Car mes voloirs a ce s'avive, Ne dou faire ne seray ja lassez, 27 Tant qu'en ce mont vous plaira que je vive.
III
Comment Amours qui a oy Nature vient a Guillaume de Machaut et H ameinne trois de ses enfans^ c'est assavoir Dous Penser^ Plaisance et Espérance^ pour
8 F Mais; H f. mené — 9 F// monde — 10-18 La strophe man- que dans H — 10 E fais — 16 F Quamours — 20 F ce diiie — 21 F pluseur; E pluiseurs — 22 ^ chantez; H très pi. — 24 F Les — 27 // monde.
4 PROLOGUE
lui ' donner matere "" a faire ce que Nature H a en- char gié. Et li dit par ceste manière ^ :
i/ Je sui Amours qui maint cuer esbaudi ^ijt^'^ " Et fai mener douce et joieuse vie. t^''' ^ 1 Si ay oy, Guillaume, je te di,
{,>^ 4 i Que Nature, qui tout fait par maistrie, ^ . JjW* T'a dit qu'a part t'a volu faire
^ Pour faire dis nouviaus de mon affaire.
Pour ce t'ameinne ici en pourvëance, Pour toy donner matere a ce parfaire, Mes trois enfans en douce contenance : lo C'est Dous Penser, Plaisance et Espérance.
Seur Dous Penser tout premiers t'estudi : C'est li premiers qui mes biens signefie. A Plaisance t'estude n'escondi,
14 Car c'est celle qui plus les multeplie; Et Espérance fait atraire Joie en mes gens et mon service plaire. Or pues tu ci prendre grande sustance Dont tu porras figurer et retraire Moult de biaus dis, et par mainte ordenance,
20 Seur Dous Penser, Plaisance et Espérance.
Mais garde bien, sur tout ne t'enhardi A faire chose ou il ait villenie, N'aucunement des dames ne mesdi ; 24 \ Mais en tous cas les loe et magnefie. Saches, se tu fais le contraire, Je te feray très cruelment detraire. Mais en honneur fay tout et si t'avance :
III. — 1. ^ li — 2. F voie — 3. Et li dit p. c. m. manquent dans E.
I cuer esb. manque dans E — 10 F pensers — 11 F Leur; A premier — 14 FH le; F monteplie — 17 F//grant — 26 ^ cruele- ment.
PROLOGUE
Aide as assez, matere et exemplaire.
Il ne te faut qu'avoir persévérance
3o En Dous Penser, Plaisance et Espérance.
IV
Comment Guillaume ' de Machaut respont ' a Amours :
Grâces ne say, loange ne merci -'^
N'autre chose qu'on sceûst proposer Dont vous, Amours, assez gracier ci /v
4 Vous pelisse, n'a mon voloir loer, J. '
Car vos trois enfans vis a vis C- Ci m'amenez pour moy donner avis c» Et matere dont ç'ordener porray ^^ Dont Nature de vous m'a fait devis, C» Et par son gré je m'y emploieray c^^-
10 A mon pooir, tant comme je vivray. ^
Et nientmeins humblement vous merci Par plus de fois qu'on ne porroit nombrer, Car vous et vos enfans moult esclarci
14 M'avez ces fais que j'ay a ordener, Pour lesquels arrière tous mis Seront autres, puis qu'a ce sui commis, N'a autres fais jamais jour n'entendray, N'onques amans, tant fust bien vos amis. Ne vous servi mieus que vous serviray
20 A mon pooir, tant comme je vivray.
ÏV. — I. F guillaumes — 2. H r. doucement a a. — // ajoute la rubrique Autre balade.
I F mérite — 1 H quen ; F peust — b A Qui; H deux enf. vis aduis— 6 F Que ; moy manque dans H — loFcomje viueray {de même aux v. 20 et 3o) — 11 EH neantmoins — i3 F enf. mont esclarci — 14 F Mains de ces f. — i-] H autres fins ; FE ne tendray — 18 EH amant.
b PROLOGUE
Ne plus n'aray riens triste n'oscurcî, Mais lié et gay me vorray démener Et faire que maint dur cuer adouci
24 Soit par mos dous et plaisans aiiner
Des biens qui en vous sont compris. Qui me seront par vos enfans apris. Et des dames blasmer me garderay, Ne, se Dieu plaist, ja n'en seray repris, Mais honnourer et loer les vorray
3o A mon pooir, tant comme je vivray.
Puisque Nature Retorique
Me présente, Scens et Musique,
Et li dieus d'Amours, qui mes sires
4 Est et des maus amoureus mires,
Vuet que j'aie bonne Espérance, Dous Penser et douce Plaisance En faisant son très dous service
8 Bonnement, sans penser a vice,
Et leur commande travillier >» Pour moy aidier et consillier A faire dis et chansonnettes
12 Pleinnes d'onneur et d'amourettes,
Doubles hoquès et plaisans lais, ^J^otès, rondiaus et virelais^ / Qu'on claimme chansons baladées,*'
16 ^ Complaintes, balades entées,
A rdnnéùr et âla lôàrigé ~~ " De toutes dames sans losange, I
V. — 2F Ay— 10 F a c. — i3 F pluseurs lais.
2T FEHDe — 22 F liez et gais — 23 EH Et faire tant que maint cuer a. — 24 F pi. amer; EH pi. rimer — 25 F sont en vous — 28 F dieus; F je tien s»
PROLOGUE
Et ne doy mie desvoloir
20 Leur plaisant gracieus voloir,
Einsois y doy mon sentement Mettre et tout mon entendement, Cuer, corps, pooir et quanque j'ay.
24 Ne je ne pris un bec de jay
fCeuls qui s'en vorroient ruser, Car je ne puis mon temps user En milleur n'en plus bel usage
28 ' Pour avoir noble et lié corage
Et pour estre gais et jolis, Gens, joins, apers, cointes, polis. Car tout homme qui ad ce pense,
32 II ne riote ne ne tense
N'il ne porroit penser a chose Ou villenie fust enclose, Haine, baras ou mesdis.
36 Je le say trop bien par mes dis.
Car quant je sui en ce penser, Je ne porroie a riens penser Fors que seulement au propos
40 Dont faire dit ou chant propos;
Et s'a autre chose pensoie. Toute mon ouevre defferoie.
Et s'on fait de triste matière, 44 Si est joieuse la manière
Dou fait, car ja bien ne fera Ne gaiement ne chantera Li cuers qui est pleins de tristesse, 48 Pour ce qu'il het et fuit leesse.
I Mais quant li cuers est pleins de joie, j II se délite et se resjoie. En faisant son chant et son dit
35 AF barat; F ne m. — 42 A Certes.
5 PROLOGUE
52 En douce Plaisance ; et s'on dit
Que li tristes cuers doit mieus faire Que li joieus, c'est fort a faire, Ne je ne m'y puis acorder.
56 Car quant Souvenirs recorder
Fait l'amant par douce pensée La très belle et la bien amée A qui il est mis et donnez
6o Et ligement abandonnez,
Plaisant ymagination Met en son cuer l'impression De sa douce plaisant figure
64 Et dous Pensers qui la figure,
Dont son fait cent fois embelist : Sages est qui tel vie eslist.
) Mais quant li tristes ymagine
68 ( La grant biauté, la douceur fine
De celle qui n'a de li cure, Dont li venroit envoiseiire, Que elle aimme un autre que li?
72 Je ne me tien pas a celi,
Qu'il a tant de dueil et de rage Que c'est merveille qu'il n'enrage, Ou qu'il ne se tue ou se peut,
76 Ou que d'amer ne se repent ;
Si qu'il ne porroit nullement Riens faire si joliement De sa matière dolereuse
80 Com li joieus de sa joieuse,
Pour ce qu'il n'a riens qui l'esgaie Ne matière lie ne gaie, Et s'a désir et povre espoir
66 eslist omis dans A — ji A Ou — 74-4 merueilles — 79 F De la m. — S2 A matere — 83 F et pour cespoir.
PROLOGUE 9
84 Qui sa doleur empire, espoîr.
v\*Et Musique est une science
Qui vuet qu'on rie et chante et dance. ^
Cure n'a de merencolie 88 Ne d'homme qui merencolie
A chose qui ne puet valoir,
Eins met tels gens en nonchaloir.
Partout ou elle est, joie y porte ; ^^' 92 Les desconfortez reconforte,
Et nés seulement de l'oïr
Fait elle les gens resjoïr.
N'instrument n'a en tout le monde 96 Qui seur musique ne se fonde.
Ne qui ait souffle ou touche ou corde
Qui par musique ne s'acorde.
Tous ses fais plus a point mesure 100 Que ne fait nulle autre mesure.
Elle fait toutes les karoles
Par bours, par citez, par escoles,
Ou on fait l'office divin 104 Qui est fais de pain et de vin.
Puet on penser chose plus digne
Ne faire plus gracieus signe
Com d'essaucier Dieu et sa gloire, 108 Loer, servir, amer et croire,
Et sa douce mère, en chantant,
Qui de grâce et de bien a tant
Que le ciel et toute la terre 112 Et quanque li mondes enserre,
Grant, petit, moien et menu
En sont gardé et soustenu?
J'ay oy dire que li angles, 116 Li saint, les saintes, les archangles,t>
98 F seur musique — io3 A Ou en fait — 116 F archanges.
10 PROLOGUE
De vois délie, seinne et clere,
Loent en chantant Dieu le père, ^
Pour ce qu'en gloire les a mis 120 Com justes et parfais amis,
Et pour ç'aussi que de sa grâce
Le voient adès face a face.
Or ne puelent li saint chanter, 124 Qu'il n'ait musique en leur chanter ;
\J Donc est Musique en paradis.
David li prophètes jadis,
Quant il voloit apaisier Tire 128 De Dieu, il acordoit sa lire,
Dont il harpoit si proprement
Et chantoit si dévotement
Hympnes, psautiers et orisons, i32 Einsi comme nous le lisons,
Que sa harpe a Dieu tant plaisoit
Et son chant qu'il se rapaisoit.
Orpheiis mîst hors Erudice '
i36 D'enfer, la cointe, la faitice,
Par sa harpe et par son dous chant.
Cils poètes dont je vous chant / Harpoit si très joliement 140 ! Et si chantoit si doucement
Que les grans arbres s'abaissoient
Et les rivières retournoient
Pour li oïr et escouter, 144 Si qu'on doit croire sans doubter
Que ce sont miracles apertes
Que Musique fait. C'est voir, certes.
Retorique versefier 148 Fait l'amant et metrefier,
145 F soit —- 147 ^F Théorique ; cffïH* A corrigé en Reto- rique.
PROLOGUE I I
Et si fait faire jolis vers
Nouviaus et de mètres divers :
L'un est de rime serpentine, i52 L'autre équivoque ou léonine,
L'autre croisie ou rétrograde,
Lay, chanson, rondel ou balade;
Aucune fois rime sonant i56 Et, quant il li plaist, consonant;
Et li aourne son langage
Par manière plaisant et sage.
Car Scens y est qui tout gouverne i6o En chambre, en salle et en taverne; ,
Dous Penser et bonne Espérance
Li font avoir douce Plaisance
Et li amenistrent matière, 164 Dont il fait a plus lie chiere
Et de plus joli sentement
Que cils qui vit dolentement;
Car joie et doleur, ce me samble, 168 Puelent petitement ensamble.
Et quant Nature me commande
Et li dieus d'Amours, que j'entende
Aus choses dessus proposées, 172 Seur l'onneur des dames fondées,
Bien est raison que je m'aplique ' A faire leur bon plaisir, si que
Je n'i mesprengne ne mefface. 176 Or pri a Dieu qu'il me doint grâce
De faire chose qui bien plaise
149 F Et li f. — i5oFmetre — i52 ^F leolime — 173-175 Dans F le commencement de ces vers est enlevé; un bout de par- chemin^ ajouté plus tard, donne les leçons suivantes: 173 Me donne r. — 174 A sa amor bon pi. — 175 Je ne meprengne — 176 i4Fdieu qui me d.
I 2 PROLOGUE
Aus dames ; car, par saint Nichaise A mon pooir, quanque diray,
1 80 A Fonneur d'elles le feray.
Car vraiement trop mefferoie
En cas qu'einsi ne le feroie.
Et pour ce vueil, sans plus targier,
1 84 Commencier le Dit dou Vergier,
LE DIT DOU VERGIER
Quant la douce saison repaire
4 -r JP'esté qui maint amant esclaire, .•^c -^ Q^g pj.^^ ^^ j^^jg g^^^ ^^ verdour
4 Et cil oisillon par baudour
Chantent et par envoiseure Chascuns le chant de sa nature, Pour la douçour dou temps seri,
8 Ou dous mois d'avri^ le joli,
Me levay par un matinet Et entray en un jardinet Ou il avoit arbres pluseurs,
12 Flouris de diverses coleurs.
Si trouvay une sentelette Pleinne de rousée et d'erbette, Par ou j'alay sans atargier,
i6 Tant qu'a l'entrée d'un vergier
Me fist aventure aporter.
4 3/ Et si — 5 ef 6 intervertis dans C — 6 le manque dans E 7 E Pour lamour — 1 6 £ du v.
14 LE DIT DOU VERGIER
S'entray ens pour moy déporter, Pleins d'amoureuse maladie,
20 Et pour oïr la mélodie
Des oisillons qui ens estoient Qui si très doucement chantoient Que bouche ne le porroit dire,
24 N'onques homs vivans n'ot tant d'ire
Que, s'il peust leur chant oïr, Qu'il ne s'en deiist resjoïr En son cuer et que sans séjour
28 N'entroubliast toute dolour.
Tant avoit en euls de delis. Et dessus une flour de lis Li dous rossignolès estoit
32 Qui renvoisiement chantoit
Et s'efforçoit si de chanter Que par dessus tout le chanter Des autres oisillons l'oï, \i t^'
36 Dont mes cuers moult se resjoî.
Et quant j'eus 01 le déduit
Des oisiaus, tous seus, sans conduit,
M'en alay parmi le vergier, 40 Pour ce qu'onques, a droit jugier.
Nul si très bel veii n'avoie ;
Car il n'i avoit lieu ne voie
Qui ne fust semez de flourettes 44 Blanches, jaunes et vermillettes
Ou d'aucune estrange colour.
Si m'abeli tant le demour 4^/- ' Ou vergier par la grant planté
23 E Que bonté — 26 ABDEKJ Qui — 29 iiC aroit — 3i D Estoit li doulz roussignolot ; C roussignoulz — 32 K Qui par r.j J Qui par renuoisement — 34 £> tous — 36 jE sen ; J me r. — 43 KJ sumez — 46 iï/ li d. — 47 B' Du.
LE DIT DOU VERGIER ID
48 Dès arbres qu'on y ot planté
Qui estoient vert et fiouri, a ^ oA^yJ^
Qu'en un praielet m'embati. ^ S'ot en mi lieu un arbrissel
52 De fleurs et de fueilles si bel,
Si bel, si gent, si aggreable, Si très plaisant, si delitable Et plein de si très bonne odour
56 Que nuls n'en aroit la savour.
Tant fust ses cuers desconfortez, Qu'il ne fust tous reconfortez ; Et tant estoit de joie pleins
60 Li lieus dont il estoit enseins
Et a vëoir si gracieus, Si nobles et si amoureus, Car, quant je l'os par bon loisir
64 Resgardé tout a mon désir,
Je ne say que ce pooit estre î Fors que le paradis terrestre.
Et comment que li lieus fust gens,
68 Assis en sus de toutes gens, . [
Delitables et pleins de joie. Certes, nul solas n'i avoie ; Car a ma gracieuse dame,
72 Qui a mon cuer, mon corps et m'ame,
Me fist Amours adès penser Loyaument, sans vilein penser. ^ Et ce fu drois, qu'onques Nature
76 En créer nulle créature
Ne mist si trestoute s'entente, Comme a sa douce façon gente.
48 DKJ quen ; C que — 49 et manque dans E — 5i B'DEJKC ou milieu; KJ arbretel — 53 F Si dous [correction de seconde main) — 54 J si agréable — 58 AEKJD Qui — ^o E on il e. en- tains — 68 3/ toute — 70 -M nulz; K aroie — 76 C En corps de n. — 78 £ fachon.
l6 LE DIT DOU VERGIER
Car souvereinne est de biauté, 80 Enrichie de loiauté,
De haute noblesse parée,
De scens, d'onneur enluminée ;
Fine douçour, grâce, pité, 84 Franchise et debonnaireté
Rengnent en li ; bonté l'affine
Et loyal amour la doctrine
Avec raison et courtoisie. 88 Ces trois vertus l'ont si norrie
Qu'elle est de trestoute valour
Entre les mieudres la millour ;
De tous est seur toutes prisie, 92 Et c'est drois, que je ne cuit mie
Que Nature qui tout conçoit
Soutieument si soutive soit
Qu'onques figurer la sceiist, 96 Se Dieus proprement n'i eiist
Mis la main a la figurer ;
Car Dieus la volt faire sans per
Seur toute créature humeinne. 100 De toutes bonnes meurs est pleinne,
De dous regart, de simple chiere
Et de gracieuse manière.
Dieus et Nature Font si faite, 104 Car elle est en tous biens parfaite,
Seur toutes plaisant, nette et pure
Fors tant qu'elle est vers moy trop dure.
80 D Encherie — 83 BDEKJ pitié — 85 X la fine — 86 D En — 88 M Des; si omis dans Z) — 89 KJ très douce — 90-4 mieudre ; ^J mendres — 91 KJ De t. fais — 92 C car je;i) omet que — 93 £ Que créature — 94 FM Soustieument; CE Soutiuement ; KJ Soutilment ; D Subtilment {de même dans la suite) — 95 B Nonques — 97 i) sa main — 98 BDE veult; C voust; KJ vost [de même dans la suite) — io5 ME plaisans — 106 BD si dure.
LE DIT DOU VERGIER IJ
Vraiement, c'est tout le deffaut io8 Qui en son gentil corps deffaut.
Einsi longuement, sans doubtance,
Pensay, qu'onques je n'os plaisance
A chose qu'où vergier veïsse, 1 12 Par quoy mon penser y tenisse;
Car par pensée remiroie
La grant biauté qui me maistroie,
Le scens, la valeur et le pris 1 16 Par qui je sui d'amer espris,
Et le plaisant viaire dous
De ma dame a qui je sui tous.
S'estoit mes cuers certeinnement 120 Seurpris si amoureusement
De joie, quant penser pooie
Et quant appertement vëoie
Qu'Amours, pour moy plus amender, 124 Me fait servir et honnourer
Loyaument, sans penser folour,
De toutes les dames la flour,
Que nuls cuers penser ne porroit 128 La joie que li miens avoit.
Mais quant je pensay ensement
Comment je l'aim très loyaument,
Et elle n'a cure de moy, i32 Einsois me fait peinne et anoy
Et me fait en dolour languir,
Pour ce que je l'aim et désir,
Et qu'elle me deust par droit i36 Des biens amoureus orendroit
107 M scst; D le meffait — 108 D dclfait — 1 1 1 AV qui ou — 1 12 DE Pourquoi — ii3 D Par p. je r. — 119 MBDE Cestoit- D mon cuer — i25 manque dans J — 127 KJ Nuls — 128 KJ reçoit— 129 C jai pensai; KJ jo pense — \Z2 E asnoy — i33 BDEKJ ad.-- i36 FM ci endroit.
Tome I. o
l8 LE DIT DOU VERGIER
Faire aucune joie espérer,
Et elle me fait desperer,
Et s'est a tous de dous acueil
140 Fors a moy qui pour li me dueil,
J'eus tel doleur, a dire voir, Que nuls n'en porroit concevoir La moitié toute ne demie,
144 Non pas la centisme partie;
Car tant fui en mon mal pensis Que je fui en doleur transis, Si que je ne sos ou j'estoie,
148 Ne bien ne mal je ne sentoie.
Eihsi fui transis longuement Sans avoir joie ne tourment, Fors tant qu'une joie me vint
i52 D'une vision qui m'avint
Si très plaisant, a grant merveille, Qu'onques mais ne vi sa pareille. Car il m'iert vis que je vëoie
i56 Ou joli praiel ou j'estoie
La plus très belle compaingnie Qu'onques fust veiie n'oîe. La avoit il sis damoisiaus
160 Juenes, jolis, gentils et biaus;
Et si avoit sis damoiselles Qu'a merveilles estoient belles ; Et dessus le bel arbrissel
164 Qui estoit en mi le praiel
i38 CDE désespérer— i3g A/cest a t. le d. a.; D de tous déduis a.; KJ Et fait {K a corrigé sest en fest) a tous si d. a. — 142 D nul — 144 C centiesme — 145 KJ su! ; Z) f u — 146 KJ jen sui ; E sui ; Z) f u — 147 BDEKJ sceus; M soy ; C sai — 149 -^ Ainsois; CDJ fu; E sui — ib^ K Que 0.; mais manque dans KJ\ DE la par. — i56 ^ En; FM prael — 160 Z) genlis jolis; KJl. gentilz plaisans et b. — 162 D Qui m. — i63 J/ aubrissel ; C arbruissel; KJ arbrecel.
LE DIT DOU VERGIER IQ
Se sëoit une créature
De trop mervilleuse figure ;
Car nulle goûte ne vëoit; i68 Et en sa destre main tenoit
Un dart qui bien estoit ferré
De fer tranchant et acéré ;
Et en l'autre avoit un brandon 172 De feu qui getoit grant randon;
Et s'avoit pour voler deus eles
Si belles qu'onques ne vi teles.
La face avoit clere et moult belle 176 Et la coulour fresche et nouvelle,
Et tout le remenant de li
Estoit de maintien si joli,
Car on ne porroit souhaidier 180 Un aussi bel, a mon cuidier.
S'ot un chappellet de rosettes,
De muguet et de violettes,
Par cointise mis en son chief. 184 Mais encor vi je derechief
Qiié tuit li gentil damoisel,
Qui estoient plein de revel.
Et les damoiselles aussi, 188 Tous ensamble et chascun par li,
Li faisoient feste et honnour
Comme a leur souverein signour.
Grâce et loange li rendoient 192 Et comme leur Dieu Taouroient.
Et quant j'eus tout cela veii,
i65 /i: Ce — 166 5Z) très (B' rétablit trop) — 171 BD Et en lau- tre main un h. ; F comble une lacune au commencement du vers par Et de feu en 1. — ij3 E voloir — lyS E a. belle et moult clcre — 176 MKJ et vermeille — 178 KJ E. douurage — i83 D mise — 184 ^ vis ; D encore vi d. — 186 Ce vers dans B a été ajouté au bas de la colonne — 188 A/Jchascuns — 191 et 192 intervertis dans AM ; /liV/J Grâces ; C et loyauté — 192 ^ Si ; 3/ com.
20 LE DIT DOU VERGIER
Ymaginé et conceii,
J'en os en moy moult grant frëour
196 Pour le feu, doubtance et paour,
Qu'adès vraiement me sambloit Que vers moy lancier le voloit. Pour ce ne savoie que faire,
200 D'aler avant ou d'arrier traire.
Mais je m'avisay toute voie Que vers la compaingnie iroie, Pour ce que savoir de leur estre
204 Voloie, et que ce pooit estre
Dou damoisel qui se sëoit Seur Tarbre et goûte ne vëoit.
Adont ne demouray je pas,
208 Einsois vers euls le petit pas
Tout couvertement m'en alay. Et quant je vin près, je parlay Et les saluay sans demeure.
212 Mais cils qui sëoit au deseure
Seur l'arbre entreprist le parler Et encommença a parler, Et me rendi si doucement
216 Mon salu, que le hardement
Qui estoit en moy tous perdus Me fu par son parler rendus. Lors li priay je sans attendre
220 Qu'il me vosist dire et apprendre
Comment appeller le saroie. Car durement le desiroie, Et pourquoy il ne vëoit goûte,
5 K Jeus en moy — 200 K ou arrier — 210 KJ si parlay — 212 Z) qui se seoit d. — 214 £ Et commença ; D Et commençai; KJ Et com. lors a p. — 2i5 FM moult d. — 216 E hardiement — 217 D tout — 218 Jfut,
LE DIT DOU VERGIER 21
224 Et la signefiance toute
Dou brandon de feu qui ardoit
Et dou dart qui ferrez estoit,
Et de quoy ses eles servoient, 228 Et pourquoy cil qui la estoient,
Qui estoient bel a devis
De corps, de façon et de vis,
Li darrein et li premerein, 232 Comme a leur signour souverein,
Feste, honneur et grant révérence
Li faisoient de leur puissance.
Et quant je li eus ma prière 236 Toute ditte en tele manière,
Moult doucement me respondi
Tantost, que plus n'i attendi,
Que moult volentiers me diroit 240 Tout ce, ne ja n'en mentiroit.
Si me commanda que j'oïsse
Ce qu'il diroit et retenisse ;
Car se retenir le voloie, 244 A honneur venir en porroie.
Lors parla gracieusement
Et dist einsi premièrement :
« Je sui cils qui a le pooir
248 De faire le riche doloir
Et de lui faire dolouser. Plaindre, pleurer et souspirer Et de lui tenir en dangier,
252 Si que riens ne li puet aidier,
Ors, ne argens, ne grant richesse, Donner, promettre, ne noblesse,
22b E du feu — 226 D ferre — 227-8 manquent dans J — 227 -4 ces — 228 B' cilz — 23i A Le d. et le p. — 235 C proiere — 247 D Je suis cil — 2 53 BDEKJ Or ne argent.
22 LE DIT r30U VERGIER
Grant force ne pooir d'amis. 256 Ja pour cela ne sera mis
Hors de mes las, quoy qu'il aveingne ;
Einsois couvient que de moy veingne
Sa joie et son aligement. 260 Et quant il est miens ligement,
Sachiez que je puis de legier
Toutes ses dolours aligier;
Et si puis le povre acomplir 264 Son désir et lui enrichir
De ce dont li riches mendie.
Et s'ay si noble signourie
Qu'au monde n'a prince ne roy, 268 Tant soit ses cuers de grant desroy,
Durs ou hauteins ou pleins d'orgueil,
Que ne le face, se je vueil.
De fin cuer loial sans amer 272 Cent fois mendre de lui amer,
Sans ce qu'il en ait ja solas ;
Eins sera loiez en ses las,
Ne ja pour scens ne pour avoir 276 Ne porra de li joie avoir,
Se de moy ne vient proprement.
Et si sachiez certeinnement
Qu'il n'est royne ne contesse 280 Ne dame de si grant noblesse,
Que je ne la fasse doloir
Et resjoïr a mon voloir.
Et que, s'il me vient a plaisir, 284 Que son penser et son désir,
259 C En joie — 260 DJ mien — 261 BDJ Saches — 263 C li poure — 264 M en lui — 265 M Et de ce — 266 J compaignie — 267 K Queu ; J Quen; J roys — 268 D son cuer ; C en gr. d.\J desroys — 269 KJ Deurs — 272 KJ mendres ; FM de li — 273 B Sans quil; B' ja ses solas — 274 C liée ; M mes las — 278 D Et se sache ; B' J saches ; E Et se face.
LE DIT DOU VERGIER 23
Son corps, s'amour et tout son cuer A un homme de petit fuer Ne li face dou tout donner 288 Et ligement abandonner.
« J'ay seur tous cuers humeins puissance;
Il sont tuit en m'obeïssance ;
Je les donne, vueil haut, vueil bas, 292 Sans garder raison ne compas.
Il ne pueent riens contredire
Que je vueille faire ne dire.
De deus cuers puis et de deus corps 296 Qui seront plein de tous descors
Et en tous cas seront contraire :
Feray tant l'un a l'autre plaire
Que c'iert toute une volenté, 3oo Une doleur, une santé,
Uns cuers, uns corps et une vie,
Une mort, une maladie,
Uns désirs et une pensée, 304 Par moy conjointe et aiinée.
« Je puis faire d'un fol un sage.
Se je le met en mon servage;
Car nuls n'iert ja si desapris, 3o8 Se jel pren, quïl ne soit apris
De scens, d'onneur, de courtoisie,
Et que ne mette s'estudie
En bien et en toute valeur, 3 1 2 Et qu'il ne tende a haute honneur.
Et que deshonneur enhaïr
290 C tous; BD mobedience — 298 D II ne le pueuent c; C rien — 295 cuers manque dans M; et manque dans C — 299 MBDEKJ tout — 3oi ^5Z)£:AV Un cuer— 3o3 ABDEKJVin dQs'w — 304 D coniointer a vnee; C et muée — 3o6 K Se il ce met — 3o8 DE Se le; K Se la; E qui.
24 LE DIT DOU VERGIER
Ne vueille et tous vices fuir.
Einsi d'un fol desmesuré 3i6 Fais un sage homme amesuré.
Et si fais le sage mesure
Trespasser, raison et droiture ;
Car si tost corn je le vueil prendre, 320 II ne se puet vers moy deffendre
Qu'il ne face ma volenté,
Tant soit pleins de soutiveté ;
Et de tant qu'il iert plus soutis, 324 Haus, nobles, puissans ou gentils,
De tant sera il plus batus,
S'il est en mes las embatus.
Et plus estroitement laciez, 328 Ne sans moy n'en iert deslaciez.
« Je suis comparez a la mort,
Car je pren le foible et le fort.
Que nuls ne m'en puet eschaper, 332 Qu'il ne le couveingne passer
Par mes las ou par mi mes mains.
Mais de cela soiez certeins
Que j'y ay un bel avantage, 336 Que j'ay par droit et par usage ;
Car adès pren je li premiers,
Et de ce suis je coustumiers.
Et puis la mort si prent après 340 Sans riens espargnier loin ne près.
Mais je ne pren pas a tel guise
3i^ A tout vice — 3i5 BD du fol — 3 16 homme manque dans D — 317 ef 3 18 intervertis dans D — 3ij D s. meisme — 3i8 D et dottrine — 322 A soustiuete — 323 D tant comme est; C quil pert — 324 E Hault ; J et gentilz — 325 D sera plus tost batus — - 33o J prenge ; D fieble — 33i £> me — 332 D ne me c; J li — 335 C Que jay; K Que je ay — 336 manque dans D — 340 C Sans e. boys ne prez — 341 B en tel g. ; M a la g.
' LE DIT DOU VERGIER 25
Com fait la mort qui riens ne prise;
Car puis que j'ay pris mon prison, 344 Je le met dedens ma prison
Qui est appellée joieuse ;
Delitable est et gracieuse.
La aprent il sans mespresure 348 De tous biens la bonne apresure,
Et la parfaite congnoissance
D'onneur et de toute vaillance.
Car je le met en la maistrie 352 De Science qui le maistrie;
Cremour et Honte de meffaire
Et Congnoissance, a lui parfaire,
Sont ordené et establi. 356 Ces quatre vertus en oubli
Ne sont pas pour lui detrier.
Et encor, pour lui affermer.
Met j'en son cuer un desirier 36o Qui d'onneur le met en sentier,
Et une volenté jolie , Qui tousjours le semont et prie
Qu'il soit jolis et pleins de joie. 364 Biaus dous amis, que te diroie?
Einsi les prisons que je preng
En joie et en solas maintieng
Et les fais a honneur venir; 368 Mais la mort prent sans revenir.
Or t'ay je dit, se Dieus me gart.
De ma puissance une grant part.
Mais encor te diray je plus,
342 mort manque dans E — 346 est manque dans E — 348 K esprisure; J espresture ; D présure — 35 1 BDE en ma maistrise — 352 BDE maistrise — 353 D borne; AV mal faire — 357 CKJ doctriner — 359 EJ Mais; E désir; AFBDKJ désirer — 36 1 D En — 364 C diroie je — 365 M Einsis — 368 F mors — 369 C Or te dirai.
26 LE DIT DOU VERGIER
372 Se tu vues oïr le seurplus.
Et si te diray de mon nom, Se tu le vues savoir ou non, Je ne te le quier ja celer :
376 Dieus d'Amours me fais appeller. »
Quant je vi que c'estoit mes sires, Qui des maus amoureus est mires, Onques de lui ne m'esloingnay,
38o Mais devant lui m'ageloingnay,
Et li requis en souspirant, A mains jointes et en plourant, Qu'il me vosist reconforter
384 Dou mal que j'avoie a porter,
Et que donner meilleur espoir, Me vosist, ou de desespoir Estoie près ou de morir,
388 Et qu'il me feïst remerir,
Se j'avoie riens desservi, Ad ce que j'avoie servi Ma douce dame simple et coie.
392 Mais einsi comme a lui parloie,
Moult doucement me respondi Li dieus, que plus n'i attendi, Que de ce me responderoit,
396 Quant li lieus et li temps seroit.
Lors ne me volt plus escouter, Pour ce qu'il me voloit compter De tous les autres l'ordenance
400 Et de lui la signefiance.
Après me dist : « Scez tu pour quoy
374 KJ tu veulz le s. ; FD nom — SyS D Ne je ne le te quier c. ; C le te — 38o KJ Mais humblement li suppliay — 383 M resconforter; E conforter — 384 K Ou — 386 KJ car de d. ; de manque dans E — 393 KJ Qua ce ; D respondroit.
LE DIT DOU VERGIER 27
Sans yeus sui et goûte ne voy?
C'est pour ce que, quant il avient 404 Qu'un cuer assener me couvient,
Nulle goûte ne doy vëoir
Au donner ne a l'asseoir;
Nulle raison n'i doy garder 408 Ne nulle chose regarder,
Biauté, richesse, ne lignage,
Scens, manière, ne cuer volage.
Car s'a tels choses regardoie, 412 Certes trop grant pechié feroie;
Car li meins bel et li meins riche,
Li povre d'amis et li nice.
Cil qui ont volenté legiere 416 Et cil qui ont po de manière,
Dou tout en tout honni seroient,
Se de moy oublié estoient;
Et s'en seroit trop meins prisie 420 Ma signourie et amenrie,
Dont j'aroie damage grant :
Car vraiement, d'ore en avant,
Jamais povres homs n'ameroit 424 Hautement, car il n'oseroit,
Dont ce seroit trop grans dommages ;
Car de tous, quanque j'ay d'ommages,
Tant soient haut, a mon devis, 428 Je ne suis gueres mieus servis
Com dou povre qui aimme haut;
Car de riens qui soit ne li chaut,
402 C s. y. fai; C ni — 404 D asseir — 40 5 FDKJ ni;Z) garder — 406-7 manquent dans D — 408 manque dans KJ — 410 D de cuer — 411 D Que; M chose; KJ entendoie — 414 BDEKJ damours; D li riche — 419 D trop mieus — 421 ^FC jauroie ; BDEKdom- mage — 422 FM or; DE doresenauant — 424 D et il — 426 CE tout — 428 K guieres — 429 M Com dun — 480 E quil.
28 LE DIT DOU VERGIER
Fors que d'adès considérer 432 Comment il me puist honnourer.
Et c'est drois, quant il recongnoit
Que de li nulle riens n'estoit,
Quant premièrement je le pris, 436 Pour le tenir en mon pourpris ;
Et d'autre part, il scet moult bien
Que toute l'onneur et le bien
Qu'il a li vient toute de moy. 440 Pour ce te di en bonne foy,
Car il me sert, croit, aimme et crient
Et fait tout ce qu'a gré me vient
A son pooir de cuer loial, 444 Honneur quiert et si fuit tout mal.
« Je nel di pas pour faire pires
Les biaus, les sages, ne les riches,
Car on ne les puet esprisier, 448 Puis que les vueille tant prisier
Qu'en mon service les maintieng,
Ne nuls n'est de si fol maintieng
Que bon nel face devenir, 452 S'avec moy le vueil retenir.
Mais je Tay dit, pour mon propos
Ravoir, car trop seroie sos,
Se li sages, riches et biaus 456 Sus les povres, nices, loiaus
Avoient pooir, ne maistrie,
N'avantage de don d'amie.
Mais je te fais bien assavoir, 460 Que tu saches de ce le voir,
43 1 DEK que ades — 482 D Comme — 433 E Car ; M sest — 454 D nulles riens — 486 KJ a mon p. — 489 DJ toute li vient — 441 D Que ; et manque dans KJ — 445 M ne dis — 446 D b. et sages — 447 B le — 451 DE ne — 454 E fos — 455 £ les — 457 D maistrise — 460 K sachies.
LE DIT DOU VERGIER 29
- Que, puis que ce vient a amer, Je vueil chascun mon serf clamer, Quel qu'il soit, soit contes ou rois;
464 Et se sachiez tant de mes drois
Que tout tel droit a li petis Comme li haus et li gentils. Mais cils qui sert plus loiaument,
468 Cils a le milleur paiement.
Et pour cela point ne regarde, Quant je preng un cuer en ma garde, S'il est parfais ou non parfais.
472 Mais je te diray que je fais :
Je regarde la grant franchise Qui en li est mise et assise, Et comment il vuet sans fausser
476 En moy servir sa vie user;
Et puis, selonc ce qu'amer vuet, Soit bas, soit haut mettre l'estuet. Car raison n'y iert ja gardée,
480 Puis que mise y iert sa pensée.
Lors le m'estuet énamourer Et puis baillier sans demourer A ceaus que la voy qui le prennent,
484 Qui dou tout en tout li aprennent
Comment il se doit maintenir, Puis qu'il vuet a honneur venir. Et s'il est povres de biauté,
488 Je Tenrichi de loiauté.
De douceur, et li donne grâce Qui pluseurs biautez veint et passe. Grâce et douceur, ces deus ensamble,
461 KJ p. reuient a — 462 D pour serf— 463 F Quelz; D quil soient ; Jsoit ou c. ou r. — 464 BDEJ saches — 465 KJ t. tant d. — 477 KJ amours — 478 M mestre — 483 B'DKJ vois — 491 ^ Grâce doucour.
3o LE DIT DOU VERGIER
492 Valent bien biauté, ce me samble.
Et s'il est po riches d'avoir
Ou d'amis ou de grant savoir,
Je l'enrichi de loiauté 496 Et de grant debonnaireté.
Volenté li doing d'entreprendre
Quanque cuers oseroit atendre ;
Force, hardement d'achever 5oo Li doing pour s'onneur eslever.
Par ces cinc vertus puet conquerre
Grant avoir et amis acquerre,
Et par ce science conquiert
504 De retenir ce qu'il acquiert; Dont li cuers li est revestus De ces cinc très nobles vertus. Par moy n'est pas trop empirez,
5o8 Car bien puet estre comparez
A celui qui tant est puissans
D'avoir, de lignage et de scens.
Et s'il a en lui cuer muable 5 12 Ou manière descouvenable,
Fine amour le dottrinera,
Et tout son cuer li muera
Honte et grant désirer de plaire 5 16 A s'amie, pour grâce attraire.
Cil troi le feront par nature
Ferme, de manière meure.
Or as tu oï grant partie 5 20 Pour quoy c'est que je ne voy mie.
Mais encor vueil que tu escoutes :
Dire te vueil mes vertus toutes.
493 BDEKJ est trop poures da. — 495 E en surcharge dumilité
— 499 M escheuer — 5oi C .vi. vertus — 5o2 C Grant amis —
505 CDEK cuers {D cuer) qui est — 5o6 C Par ; Mss. ces .vi. t. n. V. — 509 KJ luissans — 5 1 1 M si — 5 12 BD En — 5 1 3 £" la
— 5i5 KJ Bonté ; DK désir — 5 18 M F. et de; C et meure.
LE DIT DOU VERGIER 3l
Or met t'entente au retenir, 524 Car je ne t'en quier ja mentir.
« Je te di que celle saiette,
Que je tien, en pluseurs cuers gette.
Mais nuls cuers ateins ne férus 528 N'en sont qui ne soient tenus
Et mis en ma prison joieuse,
Delitable est et gracieuse^
Et qu'amer tous ne les couveingne, 532 Soit tors, soit drois, comment qu'il prengne.
Et comment que li fers tranchans
En soit devers les fins amans,
Si n'est mie le cop mortel, 536 Einsois le tesmoingne pour tel
Que nuls n'en voit la blesseûre ;
On y sent sans plaie pointure
Douce, plaisant a soustenir 540 Et delitable a maintenir ;
Com plus fort point, et plus agrée.
C'est fins déduis, joie esmerée,
Qui vient d'une douceur parfaite 544 Qui tous en déduit les affaite,
Jusques a tant qu'une chaleur,
Qui naist d'une amoureuse ardeur,
De ceste pointure s'engendre 548 Es cuers qui aimment sans mesprendre ;
Car chascun d'euls d'amer esprent
Par Désir qui ce leur aprent.
Et quant Désirs si les a pris
523 E mes ; BD a — 524 D Car nen quier ja a toy m. — 535 M li cops mortelz — b3y C voie — 538 CE Ou il ; AT On en; J Ou en — 539 BDE D. et p. — 540 KJ Pesant tout amant resioir — 542 A fins désirs; KJ Cest aus amans j. {K avait fins, corr. en aus) — 546 K odour — 549 C Car saucuns — 55i D qu. dessus; Kcï.
32 LE DIT DOU VERGIER
552 Qu'il sont de la chaleur espris,
Souvent leur fait coleur muer, Taindre, pâlir et souspirer. Et lorsqu'il sont mis en tel point,
556 Sachiés que je n'y aten point,
Einsois laisse aler le brandon, Que tu ci vois, par abandon, Que tout leur esprent doublement
56o Cuer et corps amoureusement.
Cils brandons les tient et destreint, Le cuer leur art, le corps leur teint, Si que raison est oubliée
564 Et mesure s'en est alée.
Adont sont il en tel ardure
Et en pensée si obscure,
Car uns chascuns d'euls tous vorroit
568 Sa joie eschever, s'il pooit.
Mais cils feus ne s'en puet partir, Tant que je l'en fais départir; Et quant je voy que li temps vient
572 Qu'a euls revenir appartient.
Pour joie d'amours recouvrer, Je lais Grâce et Franchise ouvrer Et Pitié la très débonnaire.
576 Ces trois leur donnent tel salaire
Qu'il reçoivent de jour en jour Cent joies pour une dolour. Or t'ay je moustré la raison
58ô De la saiette et dou brandon.
552 D de grant chaleur — 555 BDEKJ est mis — 556 DKJ Saches ; M entens — 558 ci manque dans M — 559 C tout ce leur -- 56i F le; D deffraint — 562 E le corps estaint — 567 A un chascun ; C Car chascuns deulz deulz vous v. ; tous manque dans E; D verroit — 568 AD acheuer — 569 D foulz ; E pot — 571 D Et que je; J vois — 577 M recouuient.
LE DIT DOU VERGIER 33
« Et de mes eles que tu vois
Dire t'en vueil a ceste fois
Par quoy tu en soies certeins. 584 Saches qu'il n'est nuls si lonteins
Pais, règne ne région
Que tuit en ma subjection
Ne soient souvereinnement 588 Pour faire mon commandement.
Si que, quant j'ay les amans pris
Et dou mal amoureus espris,
Je les doy souvent viseter 592 Et de leurs maus reconforter,
Sans plus faire de guerre don,
Mais de joie et de guerredon.
Quant bien et loiaument me servent : 596 Faire le doy, s'il le desservent.
Et quant devers euls vueil aler,
Telement y vois par voler
Qu'en une heure et en un moment 600 Vois tout par tout le firmament,
Pour reconforter mes amis
Qui en moy tous leurs cuers ont mis.
Or t'ay de mes eles compté 604 Le pooir et la vérité.
Mais de ces nobles damoisiaus
Qui jouent parmi ces praiaus,
Et de ces damoiselles gentes 608 Qui mettent toutes leur ententes
A moy honnourer et servir
Te vueil je les noms descouvrir,
582 DK te V. — 583 D Pour — 584 iiT qui — 592 CKJ leur — 593 et 5g4 manquent dans C— 594 KJ de j. les guerredon — 595 et 596 manquent dans F — 596 MK le don; M si le; K sil me d. — 598 C pour — 600 C tout entour — 602 KJ tout leur cuer — 606 K joient; A preaus — 608 BDE leurs — 610 ^ Je te vueil les n. ; D les mains.
Tome I. 3
34 LE DIT DOU VERGIER
Car ja ne te seront celé.